-Vous ne venez pas? ... Tant pis! je vous lâche, adieu!
Il était environ sept heures, et il avait trop tardé. Tant qu'il put marcher le long des maisons, il profita des portes, des bouts de muraille, se collant dans les moindres encoignures, à chaque décharge. Jamais il ne se serait cru si jeune ni si agile, tellement il s'allongeait avec des souplesses de couleuvre. Mais, au bout de Bazeilles, lorsqu'il lui fallut suivre pendant près de trois cents mètres la route déserte et nue, que balayaient les batteries du Liry, il se sentit grelotter, bien qu'il fût trempé de sueur. Un moment encore, il s'avança courbé en deux, dans un fossé. Puis, il prit sa course follement, il galopa droit devant lui, les oreilles pleines de détonations, pareilles à des coups de tonnerre. Ses yeux brûlaient, il croyait marcher dans des flammes. Cela dura une éternité. Subitement, il aperçut une petite maison, sur la gauche; et il se précipita, il s'abrita, la poitrine soulagée d'un poids énorme. Du monde l'entourait, des hommes, des chevaux. D'abord, il n'avait distingué personne. Ensuite, ce qu'il vit l'étonna.
N'était-ce point l'empereur, avec tout un état-major? Il hésitait, bien qu'il se vantât de le connaître, depuis qu'il avait failli lui parler, à Baybel; puis, il resta béant. C'était bien Napoléon III, qui lui apparaissait plus grand, à cheval, et les moustaches si fortement cirées, les joues si colorées, qu'il le jugea tout de suite rajeuni, fardé comme un acteur. Sûrement, il s'était fait peindre, pour ne pas promener, parmi son armée, l'effroi de son masque blême, décomposé par la souffrance, au nez aminci, aux yeux troubles. Et, averti dès cinq heures qu'on se battait à Bazeilles, il était venu, de son air silencieux et morne de fantôme, aux chairs ravivées de vermillon.
Une briqueterie était là, offrant un refuge. De l'autre côté, une pluie de balles en criblait les murs, et des obus, à chaque seconde, s'abattaient sur la route. Toute l'escorte s'était arrêtée.
-Sire, murmura une voix, il y a vraiment danger...
Mais l'empereur se tourna, commanda du geste à son état-major de se ranger dans l'étroite ruelle qui longeait la briqueterie. Là, hommes et bêtes seraient cachés complètement.
-En vérité, sire, c'est de la folie... Sire, nous vous en supplions...
Il répéta simplement son geste, comme pour dire que l'apparition d'un groupe d'uniformes, sur cette route nue, attirerait certainement l'attention des batteries de la rive gauche. Et, tout seul, il s'avança, au milieu des balles et des obus, sans hâte, de sa même allure morne et indifférente, allant à son destin. Sans doute, il entendait derrière lui la voix implacable qui le jetait en avant, la voix criant de Paris: «marche! Marche! Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d'une admiration émue, pour que ton fils règne!» il marchait, il poussait son cheval à petits pas. Pendant une centaine de mètres, il marcha encore. Puis, il s'arrêta, attendant la fin qu'il était venu chercher. Les balles sifflaient comme un vent d'équinoxe, un obus avait éclaté, en le couvrant de terre. Il continua d'attendre. Les crins de son cheval se hérissaient, toute sa peau tremblait, dans un instinctif recul, devant la mort qui, à chaque seconde, passait, sans vouloir de la bête ni de l'homme. Alors, après cette attente infinie, l'empereur, avec son fatalisme résigné, comprenant que son destin n'était pas là, revint tranquillement, comme s'il n'avait désiré que reconnaître l'exacte position des batteries allemandes.
-Sire, que de courage!... De grâce, ne vous exposez plus...
Mais, d'un geste encore, il invita son état-major à le suivre, sans l'épargner cette fois, pas plus qu'il ne s'épargnait lui- même; et il monta vers la Moncelle, à travers champs, par les terrains nus de la Rapaille. Un capitaine fut tué, deux chevaux s'abattirent. Les régiments du 12e corps, devant lesquels il passait, le regardaient venir et disparaître comme un spectre, sans un salut, sans une acclamation.
Delaherche avait assisté à ces choses. Et il en frémissait, surtout en pensant que, dès qu'il aurait quitté la briqueterie, lui aussi allait se retrouver en plein sous les projectiles. Il s'attardait, il écoutait maintenant des officiers démontés qui étaient restés là.
-Je vous dis qu'il a été tué net, un obus qui l'a coupé en deux.
-Mais non, je l'ai vu emporter... Une simple blessure, un éclat dans la fesse...
-À quelle heure?
-Vers six heures et demie, il y a une heure... Là-haut, près de la Moncelle, dans un chemin creux...
-Alors, il est rentré à Sedan?
-Certainement, il est à Sedan.
De qui parlaient-ils donc? Brusquement, Delaherche comprit qu'ils parlaient du maréchal De Mac-Mahon, blessé en allant aux avant- postes. Le maréchal blessé! c'était notre chance, comme avait dit le lieutenant d'infanterie de marine. Et il réfléchissait aux conséquences de l'accident, lorsque, à toutes brides, une estafette passa, criant à un camarade qu'elle venait de reconnaître:
-Le général Ducrot est commandant en chef!... Toute l'armée va se concentrer à Illy, pour battre en retraite sur Mézières!
Déjà, l'estafette galopait au loin, entrait dans Bazeilles, sous le redoublement du feu; tandis que Delaherche, effaré des nouvelles extraordinaires, ainsi apprises coup sur coup, menacé de se trouver pris dans la retraite des troupes, se décidait et courait de son côté jusqu'à Balan, d'où il regagnait Sedan enfin, sans trop de peine.
Dans Bazeilles, l'estafette galopait toujours, cherchant les chefs pour leur donner les ordres. Et les nouvelles galopaient aussi, le maréchal De Mac-Mahon blessé, le général Ducrot nommé commandant en chef, toute l'armée se repliant sur Illy.
-Quoi? Que dit-on? Cria Weiss, déjà noir de poudre. Battre en retraite sur Mézières à cette heure! Mais c'est insensé, jamais on ne passera!
Il se désespérait, pris du remords d'avoir conseillé cela, la veille, justement à ce général Ducrot, investi maintenant du commandement suprême. Certes, oui, la veille, il n'y avait pas d'autre plan à suivre: la retraite, la retraite immédiate, par le défilé Saint-Albert. Mais, à présent, la route devait être barrée, tout le fourmillement noir des Prussiens s'en était allé là-bas, dans la plaine de Donchery. Et, folie pour folie, il n'y en avait plus qu'une de désespérée et de brave, celle de jeter les Bavarois à la Meuse et de passer sur eux pour reprendre le chemin de Carignan.
Weiss, qui, d'un petit coup sec, remontait ses lunettes à chaque seconde, expliquait la position au lieutenant, toujours assis contre la porte, avec ses deux jambes coupées, très pâle et agonisant du sang qu'il perdait.
-Mon lieutenant, je vous assure que j'ai raison... Dites à vos hommes de ne pas lâcher. Vous voyez bien que nous sommes victorieux. Encore un effort, et nous les flanquons à la Meuse!
En effet, la deuxième attaque des Bavarois venait d'être repoussée. Les mitrailleuses avaient de nouveau balayé la place de l'église, des entassements de cadavres y barraient le pavé, au grand soleil; et, de toutes les ruelles, à la baïonnette, on rejetait l'ennemi dans les prés, une débandade, une fuite vers le fleuve, qui se serait à coup sûr changée en déroute, si des troupes fraîches avaient soutenu les marins, déjà exténués et décimés. D'autre part, dans le parc de Montivilliers, la fusillade n'avançait guère, ce qui indiquait que, de ce côté aussi, des renforts auraient dégagé le bois.