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Au loin, derrière l'épais rideau de brume, le canon de Bazeilles ne cessait point. Et, d'un grand geste, il tendit les bras.

-Hein! cette fois, ça y est!... On va donc les reconduire chez eux, à coups de crosse!

Tout, pour lui, depuis qu'il entendait la canonnade, se trouvait effacé: les lenteurs, les incertitudes de la marche, la démoralisation des troupes, le désastre de Beaumont, l'agonie dernière de la retraite forcée sur Sedan. Puisqu'on se battait, est-ce que la victoire n'était pas certaine? Il n'avait rien appris ni rien oublié, il gardait son mépris fanfaron de l'ennemi, son ignorance absolue des conditions nouvelles de la guerre, son obstinée certitude qu'un vieux soldat d'Afrique, de Crimée et d'Italie ne pouvait pas être battu. Ce serait vraiment trop drôle, de commencer à son âge!

Un rire brusque lui fendit les mâchoires. Il eut une de ces tendresses de brave homme qui le faisaient adorer de ses soldats, malgré les bourrades qu'il leur distribuait parfois.

-Écoutez, mes enfants, au lieu de vous disputer, ça vaudra mieux de boire la goutte... Oui, je vas vous payer la goutte, vous la boirez à ma santé.

Et, d'une poche profonde de sa capote, il tira une bouteille d'eau-de-vie, en ajoutant, de son air triomphal, que c'était un cadeau d'une dame. La veille, en effet, on l'avait vu, attablé au fond d'un cabaret de Floing, très entreprenant à l'égard de la servante, qu'il tenait sur ses genoux. Maintenant, les soldats riaient de bon coeur, tendaient leurs gamelles, dans lesquelles il versait lui-même, gaiement.

-Mes enfants, il faut boire à vos bonnes amies, si vous en avez, et il faut boire à la gloire de la France... Je ne connais que ça, vive la joie!

-C'est bien vrai, mon lieutenant, à votre santé et à la santé de tout le monde!

Tous burent, réconciliés, réchauffés. Ce fut très gentil, cette goutte, dans le petit froid du matin, au moment de marcher à l'ennemi. Et Maurice la sentit qui descendait dans ses veines, en lui rendant la chaleur et la demi-ivresse de l'illusion. Pourquoi ne battrait-on pas les Prussiens? Est-ce que les batailles ne réservaient pas leurs surprises, des revirements inattendus dont l'histoire gardait l'étonnement? Ce diable d'homme ajoutait que Bazaine était en marche, qu'on l'attendait avant le soir: oh! Un renseignement sûr, qu'il tenait de l'aide de camp d'un général; et, bien qu'il montrât la Belgique, pour indiquer la route par laquelle arrivait Bazaine, Maurice s'abandonna à une de ces crises d'espoir, sans lesquelles il ne pouvait vivre. Peut-être enfin était-ce la revanche.

-Qu'est-ce que nous attendons, mon lieutenant? se permit-il de demander. On ne marche donc pas!

Rochas eut un geste, comme pour dire qu'il n'avait pas d'ordre. Puis, après un silence:

-Quelqu'un a-t-il vu le capitaine?

Personne ne répondit. Jean se souvenait de l'avoir vu, dans la nuit, s'éloigner du côté de Sedan; mais un soldat prudent ne doit jamais voir un chef, en dehors du service. Il se taisait, lorsque, en se retournant, il aperçut une ombre, qui revenait le long de la haie.

-Le voici, dit-il.

C'était, en effet, le capitaine Beaudoin. Il les étonna tous par la correction de sa tenue, son uniforme brossé, ses chaussures cirées, qui contrastaient si violemment avec le pitoyable état du lieutenant. Et il y avait en outre une coquetterie, comme des soins galants, dans ses mains blanches et la frisure de ses moustaches, un vague parfum de lilas de Perse qui sentait le cabinet de toilette bien installé de jolie femme.

-Tiens! Ricana Loubet, le capitaine a donc retrouvé ses bagages!

Mais personne ne sourit, car on le savait peu commode. Il était exécré, tenant ses hommes à l'écart. Un pète-sec, selon le mot de Rochas.

Depuis les premières défaites, il avait l'air absolument choqué; et le désastre que tous prévoyaient lui semblait surtout inconvenant. Bonapartiste convaincu, promis au plus bel avancement, appuyé par plusieurs salons, il sentait sa fortune choir dans toute cette boue. On racontait qu'il avait une très jolie voix de ténor, à laquelle il devait beaucoup déjà. Pas inintelligent d'ailleurs, bien que ne sachant rien de son métier, uniquement désireux de plaire, et très brave, quand il le fallait, sans excès de zèle.

-Quel brouillard! dit-il simplement, soulagé de retrouver sa compagnie, qu'il cherchait depuis une demi-heure, avec la crainte de s'être perdu.

Tout de suite, un ordre étant enfin arrivé, le bataillon se porta en avant. De nouveaux flots de brume devaient monter de la Meuse, car on marchait presque à tâtons, au milieu d'une sorte de rosée blanchâtre qui tombait en pluie fine. Et Maurice eut alors une vision qui le frappa, celle du colonel De Vineuil, surgissant tout d'un coup, immobile sur son cheval, à l'angle de deux routes, lui très grand, très pâle, tel qu'un marbre de la désespérance, la bête frissonnante au froid du matin, les naseaux ouverts, tournés là-bas, vers le canon. Mais, surtout, à dix pas en arrière, flottait le drapeau du régiment, que le sous-lieutenant de service tenait, sorti déjà de son fourreau, et qui, dans la blancheur molle et mouvante des vapeurs, semblait en plein ciel de rêve, une apparition de gloire, tremblante, près de s'évanouir. L'aigle dorée était trempée d'eau, tandis que la soie des trois couleurs, où se trouvaient brodés des noms de victoire, pâlissait, enfumée, trouée d'anciennes blessures; et il n'y avait guère que la croix d'honneur, attachée à la cravate, qui mît dans tout cet effacement l'éclat vif de ses branches d'émail.

Le drapeau, le colonel disparurent, noyés sous une nouvelle vague, et le bataillon avançait toujours, sans savoir où, comme dans une ouate humide. On avait descendu une pente, on remontait maintenant par un chemin étroit. Puis, le cri de halte retentit. Et l'on resta là, l'arme au pied, les épaules alourdies par le sac, avec défense de bouger. On devait se trouver sur un plateau; mais impossible encore de voir à vingt pas, on ne distinguait absolument rien. Il était sept heures, le canon semblait s'être rapproché, de nouvelles batteries tiraient de l'autre côté de Sedan, de plus en plus voisines.

-Oh! Moi, dit brusquement le sergent Sapin à Jean et à Maurice, je serai tué aujourd'hui.

Il n'avait pas ouvert la bouche depuis le réveil, l'air enfoncé dans une rêverie, avec sa grêle figure aux grands beaux yeux et au petit nez pincé.

-En voilà une idée! se récria Jean, est-ce qu'on peut dire ce qu'on attrapera? ... Vous savez, il n'y en a pour personne, et il y en a pour tout le monde.

Mais le sergent hocha la tête, dans un branle d'absolue certitude.

-Oh! Moi, c'est comme si c'était fait... Je serai tué aujourd'hui.

Des têtes se tournèrent, on lui demanda s'il avait vu ça en rêve. Non, il n'avait rien rêvé; seulement, il le sentait, c'était là.

-Et ça m'embête tout de même, parce que j'allais me marier, en rentrant chez moi.

Ses yeux de nouveau vacillèrent, il revoyait sa vie. Fils de petits épiciers de Lyon, gâté par sa mère qu'il avait perdue, n'ayant pu s'entendre avec son père, il était resté au régiment, dégoûté de tout, sans vouloir se laisser racheter; et puis, pendant un congé, il s'était mis d'accord avec une de ses cousines, se reprenant à l'existence, faisant ensemble l'heureux projet de tenir un commerce, grâce aux quelques sous qu'elle devait apporter. Il avait de l'instruction, l'écriture, l'orthographe, le calcul. Depuis un an, il ne vivait plus que pour la joie de cet avenir.