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Il eut un frisson, se secoua pour sortir de son idée fixe, en répétant d'un air calme:

-Oui, c'est embêtant, je serai tué aujourd'hui.

Personne ne parlait plus, l'attente continua. On ne savait même pas si l'on tournait le dos ou la face à l'ennemi. Des bruits vagues, par moments, venaient de l'inconnu du brouillard: grondements de roues, piétinements de foule, trots lointains de chevaux. C'étaient les mouvements de troupes que la brume cachait, toute l'évolution du 7e corps en train de prendre ses positions de combat. Mais, depuis un instant, il semblait que les vapeurs devinssent plus légères. Des lambeaux s'enlevaient comme des mousselines, des coins d'horizon se découvraient, troubles encore, d'un bleu morne d'eau profonde. Et ce fut, dans une de ces éclaircies, qu'on vit défiler, tels qu'une chevauchée de fantômes, les régiments de chasseurs d'Afrique qui faisaient partie de la division Margueritte. Raides sur la selle, avec leurs vestes d'ordonnance, leurs larges ceintures rouges, ils poussaient leurs chevaux, des bêtes minces, à moitié disparues sous la complication du paquetage. Après un escadron, un autre escadron; et tous, sortis de l'incertain, rentraient dans l'incertain, avaient l'air de se fondre sous la pluie fine. Sans doute, ils gênaient, on les emmenait plus loin, ne sachant qu'en faire, ainsi que cela arrivait depuis le commencement de la campagne. À peine les avait- on employés comme éclaireurs, et, dès que le combat s'engageait, on les promenait de vallon en vallon, précieux et inutiles.

Maurice regardait, en songeant à Prosper.

-Tiens! murmura-t-il, c'est peut-être lui, là-bas.

-Qui donc? demanda Jean.

-Ce garçon de Remilly, tu sais bien, dont nous avons rencontré le frère à Oches.

Mais les chasseurs étaient passés, et il y eut encore un brusque galop, un état-major qui dévalait par le chemin en pente. Cette fois, Jean avait reconnu leur général de brigade, Bourgain- Desfeuilles, le bras agité dans un geste violent. Il avait donc daigné quitter enfin l'hôtel de la Croix-D'or; et sa mauvaise humeur disait assez son ennui de s'être levé si tôt, dans des conditions d'installation et de nourriture déplorables.

Sa voix tonnante arriva, distincte.

-Eh! Nom de Dieu! La Moselle ou la Meuse, l'eau qui est là, enfin!

Le brouillard, pourtant, se levait. Ce fut soudain, comme à Bazeilles, le déroulement d'un décor, derrière le flottant rideau qui remontait avec lenteur vers les frises. Un clair ruissellement de soleil tombait du ciel bleu. Et tout de suite Maurice reconnut l'endroit où ils attendaient.

-Ah! dit-il à Jean, nous sommes sur le plateau de l'Algérie... Tu vois, de l'autre côté du vallon, en face de nous, ce village, c'est Floing; et là-bas, c'est Saint-Menges; et, plus loin encore, c'est Fleigneux... Puis, tout au fond, dans la forêt des Ardennes, ces arbres maigres sur l'horizon, c'est la frontière...

Il continua, la main tendue. Le plateau de l'Algérie, une bande de terre rougeâtre, longue de trois kilomètres, descendait en pente douce du bois de la Garenne à la Meuse, dont des prairies le séparaient. C'était là que le général Douay avait rangé le 7e corps, désespéré de n'avoir pas assez d'hommes pour défendre une ligne si développée et pour se relier solidement au 1er corps, qui occupait, perpendiculairement à lui, le vallon de la Givonne, du bois de la Garenne à Daigny.

-Hein? est-ce grand, est-ce grand!

Et Maurice, se retournant, faisait de la main le tour de l'horizon. Du plateau de l'Algérie, tout le champ de bataille se déroulait, immense, vers le sud et vers l'ouest: d'abord, Sedan, dont on voyait la citadelle, dominant les toits; puis, Balan et Bazeilles, dans une fumée trouble qui persistait; puis, au fond, les coteaux de la rive gauche, le Liry, la Marfée, la Croix-Piau. Mais c'était surtout vers l'ouest, vers Donchery, que s'étendait la vue. La boucle de la Meuse enserrait la presqu'île d'Iges d'un ruban pâle; et, là, on se rendait parfaitement compte de l'étroite route de Saint-Albert, qui filait entre la berge et un coteau escarpé, couronné plus loin par le petit bois du Seugnon, une queue des bois de la Falizette. En haut de la côte, au carrefour de la Maison-Rouge, débouchait la route de Vrignes-Aux-Bois et de Donchery.

-Vois-tu, par là, nous pourrions nous replier sur Mézières.

Mais, à cette minute même, un premier coup de canon partit de Saint-Menges. Dans les fonds, traînaient encore des lambeaux de brouillard, et rien n'apparaissait, qu'une masse confuse, en marche dans le défilé de Saint-Albert.

-Ah! les voici, reprit Maurice qui baissa instinctivement la voix, sans nommer les Prussiens. Nous sommes coupés, c'est fichu!

Il n'était pas huit heures. Le canon, qui redoublait du côté de Bazeilles, se faisait aussi entendre à l'est, dans le vallon de la Givonne, qu'on ne pouvait voir: c'était le moment où l'armée du prince royal de Saxe, au sortir du bois Chevalier, abordait le 1er corps, en avant de Daigny. Et, maintenant que le XIe corps Prussien, en marche vers Floing, ouvrait le feu sur les troupes du général Douay, la bataille se trouvait engagée de toutes parts, du sud au nord, sur cet immense périmètre de plusieurs lieues.

Maurice venait d'avoir conscience de l'irréparable faute qu'on avait commise, en ne se retirant pas sur Mézières, pendant la nuit. Mais, pour lui, les conséquences restaient confuses. Seul, un sourd instinct du danger lui faisait regarder avec inquiétude les hauteurs voisines, qui dominaient le plateau de l'Algérie. Si l'on n'avait pas eu le temps de battre en retraite, pourquoi ne s'était-on pas décidé à occuper ces hauteurs, en s'adossant contre la frontière, quitte à passer en Belgique, dans le cas où l'on serait culbuté? Deux points surtout semblaient menaçants, le mamelon du Hattoy, au-dessus de Floing, à gauche, et le calvaire d'Illy, une croix de pierre entre deux tilleuls, à droite. La veille, le général Douay avait fait occuper le Hattoy par un régiment, qui, dès le petit jour, s'était replié, trop en l'air. Quant au calvaire d'Illy, il devait être défendu par l'aile gauche du 1er corps. Les terres s'étendaient entre Sedan et la forêt des Ardennes, vastes et nues, profondément vallonnées; et la clef de la position était visiblement là, au pied de cette croix et de ces deux tilleuls, d'où l'on balayait toute la contrée environnante.

Trois autres coups de canon retentirent. Puis, ce fut toute une salve. Cette fois, on avait vu une fumée monter d'un petit coteau, à gauche de Saint-Menges.

-Allons, dit Jean, c'est notre tour.

Pourtant, rien n'arrivait. Les hommes, toujours immobiles, l'arme au pied, n'avaient d'autre amusement que de regarder la belle ordonnance de la deuxième division, rangée devant Floing, et dont la gauche, placée en potence, était tournée vers la Meuse, pour parer à une attaque de ce côté. Vers l'est, se déployait la troisième division, jusqu'au bois de la Garenne, en dessous d'Illy, tandis que la première, très entamée à Beaumont, se trouvait en seconde ligne. Pendant la nuit, le génie avait travaillé à des ouvrages de défense. Même, sous le feu commençant des Prussiens, on creusait encore des tranchées-Abris, on élevait des épaulements.