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Des heures durent se passer, tout le camp noir, immobile, semblait s'anéantir sous l'oppression de la vaste nuit mauvaise, où pesait ce quelque chose d'effroyable, sans nom encore. Des sursauts venaient d'un lac d'ombre, un râle subit sortait d'une tente invisible. Ensuite, c'étaient des bruits qu'on ne reconnaissait pas, l'ébrouement d'un cheval, le choc d'un sabre, la fuite d'un rôdeur attardé, toutes les ordinaires rumeurs qui prenaient des retentissements de menace. Mais, tout à coup, près des cantines, une grande lueur éclata. Le front de bandière en était vivement éclairé, on aperçut les faisceaux alignés, les canons des fusils réguliers et clairs, où filaient des reflets rouges, pareils à des coulures fraîches de sang; et les sentinelles, sombres et droites, apparurent dans ce brusque incendie. Était-ce donc l'ennemi, que les chefs annonçaient depuis deux jours, et que l'on était venu chercher de Belfort à Mulhouse? Puis, au milieu d'un grand pétillement d'étincelles, la flamme s'éteignit. Ce n'était que le tas de bois vert, si longtemps tracassé par Lapoulle, qui, après avoir couvé pendant des heures, venait de flamber comme un feu de paille.

Jean, effrayé par cette clarté vive, sortit à son tour précipitamment de la tente; et il faillit buter dans Maurice, soulevé sur un coude, regardant. Déjà, la nuit était retombée plus opaque, les deux hommes restèrent allongés sur la terre nue, à quelques pas l'un de l'autre. Il n'y avait plus, en face d'eux, au fond des ténèbres épaisses, que la fenêtre toujours éclairée de la ferme, cette chandelle perdue qui semblait veiller un mort. Quelle heure pouvait-il être? Deux heures, trois heures peut-être. Là- bas, l'état-major ne s'était décidément pas couché. On entendait la voix braillarde du général Bourgain-Desfeuilles, enragé de cette nuit de veille, pendant laquelle il n'avait pu se soutenir qu'à l'aide de grogs et de cigares. De nouveaux télégrammes arrivaient, les choses devaient se gâter, des ombres d'estafettes galopaient, affolées et indistinctes. Il y eut des piétinements, des jurons, comme un cri étouffé de mort, suivi d'un effrayant silence. Quoi donc? Était-ce la fin? Un souffle glacé avait couru sur le camp, anéanti de sommeil et d'angoisse.

Et ce fut alors que Jean et Maurice reconnurent le colonel De Vineuil, dans une ombre maigre et haute, qui passait rapidement. Il devait être avec le major Bouroche, un gros homme à tête de lion. Tous les deux échangeaient des paroles sans suite, de ces paroles incomplètes, chuchotées, comme on en entend dans les mauvais rêves.

-Elle vient de Bâle... Notre première division détruite... Douze heures de combat, toute l'armée en retraite... L'ombre du colonel s'arrêta, appela une autre ombre qui se hâtait, légère, fine et correcte.

-C'est vous, Beaudouin?

-Oui, mon colonel.

-Ah! mon ami, Mac-Mahon battu à Froeschwiller, Frossard battu à Spickeren, De Failly immobilisé, inutile entre les deux... À Froeschwiller, un seul corps contre toute une armée, des prodiges.

Et tout emporté, la déroute, la panique, la France ouverte... Des larmes l'étranglaient, des paroles encore se perdirent, les trois ombres disparurent, noyées, fondues. Dans un frémissement de tout son être, Maurice s'était mis debout.

-Mon Dieu! Bégaya-t-il.

Et il ne trouvait rien autre chose, tandis que Jean, le coeur glacé, murmurait:

-Ah! fichu sort!... Ce monsieur, votre parent, avait tout de même raison de dire qu'ils sont plus forts que nous.

Hors de lui, Maurice l'aurait étranglé. Les Prussiens plus forts que les Français! C'était de cela que saignait son orgueil. Déjà, le paysan ajoutait, calme et têtu:

-Ca ne fait rien, voyez-vous. Ce n'est pas parce qu'on reçoit une tape, qu'on doit se rendre... Faudra cogner tout de même.

Mais, devant eux, une longue figure s'était dressée. Ils reconnurent Rochas, drapé encore de son manteau, et que les bruits errants, le souffle de la défaite peut-être venait de tirer de son dur sommeil. Il questionna, voulut savoir.

Quand il eut compris, à grand-peine, une immense stupeur se peignit dans ses yeux vides d'enfant. À plus de dix reprises, il répéta:

-Battus! Comment battus? Pourquoi battus?

Maintenant, à l'orient, le jour blanchissait, un jour louche d'une infinie tristesse, sur les tentes endormies, dans l'une desquelles on commençait à distinguer les faces terreuses de Loubet et de Lapoulle, de Chouteau et de Pache, qui ronflaient toujours, la bouche ouverte. Une aube de deuil se levait, parmi les brumes couleur de suie qui étaient montées, là-bas, du fleuve lointain.

II

Vers huit heures, le soleil dissipa les nuées lourdes, et un ardent et pur dimanche d'août resplendit sur Mulhouse, au milieu de la vaste plaine fertile. Du camp, maintenant éveillé, bourdonnant de vie, on entendait les cloches de toutes les paroisses carillonner à la volée, dans l'air limpide. Ce beau dimanche d'effroyable désastre avait sa gaieté, son ciel éclatant des jours de fête.

Gaude, brusquement, sonna à la distribution, et Loubet s'étonna. Quoi? Qu'y avait-il? Était-ce le poulet qu'il avait promis la veille à Lapoulle? Né dans les halles, rue de la Cossonnerie, fils de hasard d'une marchande au petit tas, engagé «pour des sous», comme il disait, après avoir fait tous les métiers, il était le fricoteur, le nez tourné continuellement à la friandise. Et il alla voir, pendant que Chouteau, l'artiste, le peintre en bâtiments de Montmartre, bel homme et révolutionnaire, furieux d'avoir été rappelé après son temps fini, blaguait férocement Pache, qu'il venait de surprendre en train de faire sa prière, à genoux derrière la tente. En voilà un calotin! est-ce qu'il ne pouvait pas lui demander cent mille livres de rente, à son bon Dieu? Mais Pache, arrivé d'un village perdu de la Picardie, chétif et la tête en pointe, se laissait plaisanter, avec la douceur muette des martyrs. Il était le souffre-douleur de l'escouade, en compagnie de Lapoulle, le colosse, la brute poussée dans les marais de la Sologne, si ignorant de tout, que, le jour de son arrivée au régiment, il avait demandé à voir le roi. Et, bien que la nouvelle désastreuse de Froeschwiller circulât depuis le lever, les quatre hommes riaient, faisaient avec leur indifférence de machine les besognes accoutumées.

Mais il y eut un grognement de surprise goguenarde.

C'était Jean, le caporal, qui, accompagné de Maurice, revenait de la distribution, avec du bois à brûler. Enfin, on distribuait le bois, que les troupes avaient vainement attendu la veille, pour cuire la soupe. Douze heures de retard seulement.

-Bravo, l'intendance! cria Chouteau.

-N'importe, ça y est! dit Loubet. Ah! ce que je vais vous faire un chouette pot-au-feu!

D'habitude, il se chargeait volontiers de la popote; et on l'en remerciait, car il cuisinait à ravir. Mais il accablait alors Lapoulle de corvées extraordinaires.