Mais une fusillade éclata, dans le bas de Floing, tout de suite éteinte du reste, et la compagnie du capitaine Beaudoin reçut l'ordre de se reporter de trois cents mètres en arrière. On arrivait dans un vaste carré de choux, lorsque le capitaine cria, de sa voix brève:
-Tous les hommes par terre!
Il fallut se coucher. Les choux étaient trempés d'une abondante rosée, leurs épaisses feuilles d'or vert retenaient des gouttes, d'une pureté et d'un éclat de gros brillants.
-La hausse à quatre cents mètres, cria de nouveau le capitaine.
Alors, Maurice appuya le canon de son chassepot sur un chou qu'il avait devant lui. Mais on ne voyait plus rien, ainsi au ras du soclass="underline" des terrains s'étendaient, confus, coupés de verdures. Et il poussa le coude de Jean, allongé à sa droite, en demandant ce qu'on fichait là. Jean, expérimenté, lui montra, sur un tertre voisin, une batterie qu'on était en train d'établir. Évidemment, on les avait postés à cette place pour soutenir cette batterie. Pris de curiosité, Maurice se releva, désireux de savoir si Honoré n'en était pas, avec sa pièce; mais l'artillerie de réserve se trouvait en arrière, à l'abri d'un bouquet d'arbres.
-Nom de Dieu! hurla Rochas, voulez-vous bien vous coucher!
Et Maurice n'était pas allongé de nouveau, qu'un obus passa en sifflant. À partir de ce moment, ils ne cessèrent plus. Le tir ne se régla qu'avec lenteur, les premiers allèrent tomber bien au delà de la batterie, qui, elle aussi, commençait à tirer.
En outre, beaucoup de projectiles n'éclataient pas, amortis dans la terre molle; et ce furent d'abord des plaisanteries sans fin sur la maladresse de ces sacrés mangeurs de choucroute.
-Ah bien! dit Loubet, il est raté, leur feu d'artifice!
-Pour sûr qu'ils ont pissé dessus! Ajouta Chouteau, en ricanant.
Le lieutenant Rochas lui-même s'en mêla.
-Quand je vous disais que ces jean-Foutre ne sont pas même capables de pointer un canon!
Mais un obus éclata à dix mètres, couvrant la compagnie de terre. Et, bien que Loubet fît la blague de crier aux camarades de prendre leurs brosses dans les sacs, Chouteau pâlissant se tut. Il n'avait jamais vu le feu, ni Pache, ni Lapoulle non plus d'ailleurs, personne de l'escouade, excepté Jean. Les paupières battaient sur les yeux un peu troubles, les voix se faisaient grêles, comme étranglées au passage. Assez maître de lui, Maurice s'efforçait de s'étudier: il n'avait pas encore peur, car il ne se croyait pas en danger; et il n'éprouvait, à l'épigastre, qu'une sensation de malaise, tandis que sa tête se vidait, incapable de lier deux idées l'une à l'autre. Cependant, son espoir grandissait plutôt, ainsi qu'une ivresse, depuis qu'il s'était émerveillé du bel ordre des troupes. Il en était à ne plus douter de la victoire, si l'on pouvait aborder l'ennemi à la baïonnette.
-Tiens! murmura-t-il, c'est plein de mouches.
À trois reprises déjà, il avait entendu comme un vol d'abeilles.
-Mais non, dit Jean, en riant, ce sont des balles.
D'autres légers bourdonnements d'ailes passèrent. Toute l'escouade tournait la tête, s'intéressait. C'était irrésistible, les hommes renversaient le cou, ne pouvaient rester en place.
-Écoute, recommanda Loubet à Lapoulle, en s'amusant de sa simplicité, quand tu vois arriver une balle, tu n'as qu'à mettre, comme ça, un doigt devant ton nez: ça coupe l'air, la balle passe à droite ou à gauche.
-Mais je ne les vois pas, dit Lapoulle.
Un rire formidable éclata autour de lui.
-Oh! Le malin, il ne les voit pas!... Ouvre donc tes quinquets, imbécile!... Tiens! en voici une, tiens! en voici une autre... Tu ne l'as pas vue, celle-là? elle était verte.
Et Lapoulle écarquillait les yeux, mettait un doigt devant son nez, pendant que Pache, tâtant le scapulaire qu'il portait, l'aurait voulu étendre, pour s'en faire une cuirasse sur toute la poitrine.
Rochas, qui était resté debout, s'écria, de sa voix goguenarde:
-Mes enfants, les obus, on ne vous défend pas de les saluer. Quant aux balles, c'est inutile, il y en a trop!
À ce moment, un éclat d'obus vint fracasser la tête d'un soldat, au premier rang. Il n'y eut pas même de cri: un jet de sang et de cervelle, et ce fut tout.
-Pauvre bougre! dit simplement le sergent Sapin, très calme et très pâle. À un autre!
Mais on ne s'entendait plus, Maurice souffrait surtout de l'effroyable vacarme. La batterie voisine tirait sans relâche, d'un grondement continu dont la terre tremblait; et les mitrailleuses, plus encore, déchiraient l'air, intolérables. Est- ce qu'on allait rester ainsi longtemps, couchés au milieu des choux? On ne voyait toujours rien, on ne savait rien. Impossible d'avoir la moindre idée de la bataille: était-ce même une vraie, une grande bataille? Au-dessus de la ligne rase des champs, Maurice ne reconnaissait que le sommet arrondi et boisé du Hattoy, très loin, désert encore. D'ailleurs, à l'horizon, pas un Prussien ne se montrait. Seules, des fumées s'élevaient, flottaient un instant dans le soleil. Et, comme il tournait la tête, il fut très surpris d'apercevoir, au fond d'un vallon écarté, protégé par des pentes rudes, un paysan qui labourait sans hâte, poussant sa charrue attelée d'un grand cheval blanc. Pourquoi perdre un jour? Ce n'était pas parce qu'on se battait, que le blé cesserait de croître et le monde de vivre.
Dévoré d'impatience, Maurice se mit debout. Dans un regard, il revit les batteries de Saint-Menges qui les canonnaient, couronnées de vapeurs fauves, et il revit surtout, venant de Saint-Albert, le chemin noir de Prussiens, un pullulement indistinct de horde envahissante. Déjà, Jean le saisissait aux jambes, le ramenait violemment par terre.
-Es-tu fou? tu vas y rester!
Et, de son côté, Rochas jurait.
-Voulez-vous bien vous coucher! Qui est-ce qui m'a fichu des gaillards qui se font tuer, quand ils n'en ont pas l'ordre!
-Mon lieutenant, dit Maurice, vous n'êtes pas couché, vous!
-Ah! moi, c'est différent, il faut que je sache.
Le capitaine Beaudoin, lui aussi, était bravement debout. Mais il ne desserrait pas les lèvres, sans lien avec ses hommes, et il semblait ne pouvoir tenir en place, piétinant d'un bout du champ à l'autre.
Toujours l'attente, rien n'arrivait. Maurice étouffait sous le poids de son sac, qui lui écrasait le dos et la poitrine, dans cette position couchée, si pénible à la longue. On avait bien recommandé aux hommes de ne jeter leur sac qu'à la dernière extrémité.
-Dis donc, est-ce que nous allons passer la journée comme ça? Finit-il par demander à Jean.
-Possible... À Solférino, c'était dans un champ de carottes, nous y sommes restés cinq heures, le nez par terre.
Puis, il ajouta, en garçon pratique:
-Pourquoi te plains-tu? On n'est pas mal ici. Il sera toujours temps de s'exposer davantage. Va, chacun son tour. Si l'on se faisait tous tuer au commencement, il n'y en aurait plus pour la fin.
-Ah! interrompit brusquement Maurice, vois donc cette fumée, sur le Hattoy... Ils ont pris le Hattoy, nous allons la danser belle!
Et, pendant un instant, sa curiosité anxieuse, où entrait le frisson de sa peur première, eut un aliment. Il ne quittait plus du regard le sommet arrondi du mamelon, la seule bosse de terrain qu'il aperçût, dominant la ligne fuyante des vastes champs, au ras de son oeil. Le Hattoy était beaucoup trop éloigné, pour qu'il y distinguât les servants des batteries que les Prussiens venaient d'y établir; et il ne voyait en effet que les fumées, à chaque décharge, au-dessus d'un taillis, qui devait cacher les pièces. C'était, comme il en avait eu le sentiment, une chose grave, que la prise par l'ennemi de cette position, dont le général Douay avait dû abandonner la défense. Elle commandait les plateaux environnants. Tout de suite, les batteries, qui ouvraient leur feu sur la deuxième division du 7e corps, la décimèrent. Maintenant, le tir se réglait, la batterie Française, près de laquelle était couchée la compagnie Beaudoin, eut coup sur coup deux servants tués. Un éclat vint même blesser un homme de cette compagnie, un fourrier dont le talon gauche fut emporté et qui se mit à pousser des hurlements de douleur, dans une sorte de folie subite.