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Et ce fut ainsi que le sergent Sapin reçut la mort, qu'il attendait. Il s'était tourné, il vit venir l'obus, lorsqu'il ne pouvait plus l'éviter.

-Ah! voilà! dit-il simplement.

Sa petite figure, aux grands beaux yeux, n'était que profondément triste, sans terreur. Il eut le ventre ouvert. Et il se lamenta.

-Oh! ne me laissez pas, emportez-moi à l'ambulance, je vous en supplie... Emportez-moi.

Rochas voulut le faire taire. Brutalement, il allait lui dire qu'avec une blessure pareille, on ne dérangeait pas inutilement deux camarades. Puis, apitoyé:

-Mon pauvre garçon, attendez un peu que des brancardiers viennent vous prendre.

Mais le misérable continuait, pleurait maintenant, éperdu du bonheur rêvé qui s'en allait avec son sang.

-Emportez-moi, emportez-moi...

Et le capitaine Beaudoin, dont cette plainte exaspérait sans doute les nerfs en révolte, demanda deux hommes de bonne volonté, pour le porter à un petit bois voisin, où il devait y avoir une ambulance volante. D'un bond, prévenant les autres, Chouteau et Loubet s'étaient levés, avaient saisi le sergent, l'un par les épaules, l'autre par les pieds; et ils l'emportèrent, au grand trot. Mais, en chemin, ils le sentirent qui se raidissait, qui expirait, dans une secousse dernière.

-Dis donc, il est mort, déclara Loubet. Lâchons-le.

Chouteau, furieusement, s'obstinait.

-Veux-tu bien courir, feignant! Plus souvent que je le lâche ici, pour qu'on nous rappelle!

Ils continuèrent leur course avec le cadavre, jusqu'au petit bois, le jetèrent au pied d'un arbre, s'éloignèrent. On ne les revit que le soir.

Le feu redoublait, la batterie voisine venait d'être renforcée de deux pièces; et, dans ce fracas croissant, la peur, la peur folle s'empara de Maurice. Il n'avait pas eu d'abord cette sueur froide, cette défaillance douloureuse au creux de l'estomac, cet irrésistible besoin de se lever, de s'en aller au galop, hurlant. Sans doute, maintenant, n'y avait-il là qu'un effet de la réflexion, ainsi qu'il arrive chez les natures affinées et nerveuses. Mais Jean, qui le surveillait, le saisit de sa forte main, le garda rudement près de lui, en lisant cette crise lâche, dans le vacillement trouble de ses yeux. Il l'injuriait tout bas, paternellement, tâchait de lui faire honte, en paroles violentes, car il savait que c'est à coups de pied qu'on rend le courage aux hommes. D'autres aussi grelottaient, Pache qui avait des larmes plein les yeux, qui se lamentait d'une plainte involontaire et douce, d'un cri de petit enfant, qu'il ne pouvait retenir. Et il arriva à Lapoulle un accident, un tel bouleversement d'entrailles, qu'il se déculotta, sans avoir le temps de gagner la haie voisine. On le hua, on jeta des poignées de terre à sa nudité, étalée ainsi aux balles et aux obus. Beaucoup étaient pris de la sorte, se soulageaient, au milieu d'énormes plaisanteries, qui rendaient du courage à tous.

-Bougre de lâche, répétait Jean à Maurice, tu ne vas pas être malade comme eux... Je te fous ma main sur la figure, moi! Si tu ne te conduis pas bien.

Il le réchauffait par ces bourrades, lorsque, brusquement, à quatre cents mètres devant eux, ils aperçurent une dizaine d'hommes, vêtus d'uniformes sombres, sortant d'un petit bois. C'étaient enfin des Prussiens, dont ils reconnaissaient les casques à pointe, les premiers Prussiens qu'ils voyaient depuis le commencement de la campagne, à portée de leurs fusils. D'autres escouades suivirent la première; et, devant elles, on distinguait les petites fumées de poussière, que les obus soulevaient du sol. Tout cela était fin et précis, les Prussiens avaient une netteté délicate, pareils à de petits soldats de plomb, rangés en bon ordre. Puis, comme les obus pleuvaient plus fort, ils reculèrent, ils disparurent de nouveau derrière les arbres.

Mais la compagnie Beaudoin les avait vus, et elle les voyait toujours là. Les chassepots étaient partis d'eux-mêmes. Maurice, le premier, déchargea le sien. Jean, Pache, Lapoulle, tous les autres l'imitèrent. Il n'y avait pas eu d'ordre, le capitaine voulut arrêter le feu; et il ne céda que sur un grand geste de Rochas, disant la nécessité de ce soulagement. Enfin, on tirait donc, on employait donc ces cartouches qu'on promenait depuis plus d'un mois, sans en brûler une seule! Maurice surtout en était ragaillardi, occupant sa peur, s'étourdissant des détonations. La lisière du bois restait morne, pas une feuille ne bougeait, pas un Prussien n'avait reparu; et l'on tirait toujours sur les arbres immobiles.

Puis, ayant levé la tête, Maurice fut surpris d'apercevoir à quelques pas le colonel De Vineuil, sur son grand cheval, l'homme et la bête impassibles, comme s'ils étaient de pierre. Face à l'ennemi, le colonel attendait sous les balles. Tout le 106e devait s'être replié là, d'autres compagnies étaient terrées dans les champs voisins, la fusillade gagnait de proche en proche. Et le jeune homme vit aussi, un peu en arrière, le drapeau, au bras solide du sous-lieutenant qui le portait. Mais ce n'était plus le fantôme de drapeau, noyé dans le brouillard du matin. Sous le soleil ardent, l'aigle dorée rayonnait, la soie des trois couleurs éclatait en notes vives, malgré l'usure glorieuse des batailles. En plein ciel bleu, au vent de la canonnade, il flottait comme un drapeau de victoire.

Pourquoi ne vaincrait-on pas, maintenant qu'on se battait? Et Maurice, et tous les autres, s'enrageaient, brûlaient leur poudre, à fusiller le bois lointain, où tombait une pluie lente et silencieuse de petites branches.

III

Henriette ne put dormir de la nuit. La pensée de savoir son mari à Bazeilles, si près des lignes allemandes, la tourmentait. Vainement, elle se répétait sa promesse de revenir au premier danger; et, à chaque instant, elle tendait l'oreille, croyant l'entendre. Vers dix heures, au moment de se mettre au lit, elle ouvrit la fenêtre, s'accouda, s'oublia.

La nuit était très sombre, à peine distinguait-elle, en bas, le pavé de la rue des Voyards, un étroit couloir obscur, étranglé entre les vieilles maisons. Au loin, du côté du collège, il n'y avait que l'étoile fumeuse d'un réverbère. Et il montait de là un souffle salpêtré de cave, le miaulement d'un chat en colère, des pas lourds de soldat égaré. Puis, dans Sedan entier, derrière elle, c'étaient des bruits inaccoutumés, des galops brusques, des grondements continus, qui passaient comme des frissons de mort. Elle écoutait, son coeur battait à grands coups, et elle ne reconnaissait toujours point le pas de son mari, au détour de la rue.

Des heures s'écoulèrent, elle s'inquiétait maintenant des lointaines lueurs aperçues dans la campagne, par-dessus les remparts. Il faisait si sombre, qu'elle tâchait de reconstituer les lieux. En bas, cette grande nappe pâle, c'étaient bien les prairies inondées. Alors, quel était donc ce feu, qu'elle avait vu briller et s'éteindre, là-haut, sans doute sur la Marfée? Et, de toutes parts, il en flambait d'autres, à Pont-Maugis, à Noyers, à Frénois, des feux mystérieux qui vacillaient comme au-dessus d'une multitude innombrable, pullulant dans l'ombre. Puis, davantage encore, des rumeurs extraordinaires la faisaient tressaillir, le piétinement d'un peuple en marche, des souffles de bêtes, des chocs d'armes, toute une chevauchée au fond de ces ténèbres d'enfer. Brusquement, éclata un coup de canon, un seul, formidable, effrayant dans l'absolu silence qui suivit. Elle en eut le sang glacé. Qu'était-ce donc? Un signal sans doute, la réussite de quelque mouvement, l'annonce qu'ils étaient prêts, là- bas, et que le soleil pouvait paraître.