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Puis, comme Henriette répétait sa question:

-Où l'on se bat? C'est à Bazeilles qu'on se bat depuis ce matin!... Un soldat à cheval est venu le dire au maréchal, qui tout de suite s'est rendu chez l'empereur, pour l'avertir... Voici dix minutes déjà que le maréchal est parti, et je crois bien que l'empereur va le rejoindre, car on l'habille, là-haut... Je viens de voir à l'instant qu'on le peignait et qu'on le bichonnait, avec toutes sortes d'histoires sur la figure.

Mais Henriette, sachant enfin ce qu'elle désirait, se sauva.

-Merci, Rose. Je suis pressée.

Et la jeune fille l'accompagna jusqu'à la rue, complaisante, lui jetant encore:

-Toute à votre service, Madame Weiss. Je sais bien qu'avec vous, on peut tout dire.

Vivement, Henriette retourna chez elle, rue des Voyards. Elle était convaincue de trouver son mari rentré; et même elle pensa qu'en ne la voyant pas au logis, il devait être très inquiet, ce qui lui fit encore hâter le pas. Comme elle approchait de la maison, elle leva la tête, croyant l'apercevoir là-haut, penché à la fenêtre, en train de guetter son retour. Mais la fenêtre, toujours grande ouverte, était vide. Et, lorsqu'elle fut montée, qu'elle eut donné un coup d'oeil dans les trois pièces, elle resta saisie, serrée au coeur, de n'y retrouver que le brouillard glacial, dans l'ébranlement continu du canon. Là-bas, on tirait toujours. Elle se remit un instant à la fenêtre. Maintenant, renseignée, bien que le mur des brumes matinales restât impénétrable, elle se rendait parfaitement compte de la lutte engagée à Bazeilles, le craquement des mitrailleuses, les volées fracassantes des batteries Françaises répondant aux volées lointaines des batteries allemandes. On aurait dit que les détonations se rapprochaient, la bataille s'aggravait de minute en minute.

Pourquoi Weiss ne revenait-il pas? Il avait si formellement promis de rentrer, à la première attaque! Et l'inquiétude d'Henriette croissait, elle s'imaginait des obstacles, la route coupée, les obus rendant déjà la retraite trop dangereuse. Peut-être même était-il arrivé un malheur. Elle en écartait la pensée, trouvant dans l'espoir un ferme soutien d'action. Puis, elle forma un instant le projet d'aller là-bas, de partir à la rencontre de son mari. Des incertitudes la retinrent: peut-être se croiseraient- ils; et que deviendrait-elle, si elle le manquait? Et quel serait son tourment, à lui, s'il rentrait sans la trouver? Du reste, la témérité d'une visite à Bazeilles en ce moment lui apparaissait naturelle, sans héroïsme déplacé, rentrant dans son rôle de femme active, faisant en silence ce que nécessitait la bonne tenue de son ménage. Où son mari était, elle devait être, simplement.

Mais elle eut un brusque geste, elle dit tout haut, en quittant la fenêtre:

-Et Monsieur Delaherche... Je vais voir...

Elle venait de songer que le fabricant de drap, lui aussi, avait couché à Bazeilles, et que, s'il était rentré, elle aurait par lui des nouvelles. Promptement, elle redescendit. Au lieu de sortir par la rue des Voyards, elle traversa l'étroite cour de la maison, elle prit le passage qui conduisait aux vastes bâtiments de la fabrique, dont la monumentale façade donnait sur la rue Maqua. Comme elle débouchait dans l'ancien jardin central, pavé maintenant, n'ayant gardé qu'une pelouse entourée d'arbres superbes, des ormes géants du dernier siècle, elle fut d'abord étonnée d'apercevoir, devant la porte fermée d'une remise, un factionnaire qui montait la garde; puis, elle se souvint, elle avait su la veille que le trésor du 7e corps était déposé là; et cela lui fit un singulier effet, tout cet or, des millions à ce qu'on disait, caché dans cette remise, pendant qu'on se tuait déjà, à l'entour. Mais, au moment où elle prenait l'escalier de service pour monter à la chambre de Gilberte, une autre surprise l'arrêta, une rencontre si imprévue, qu'elle en redescendit les trois marches déjà gravies, ne sachant plus si elle oserait aller frapper là-haut. Un soldat, un capitaine venait de passer devant elle, d'une légèreté d'apparition, aussitôt évanoui; et elle avait eu pourtant le temps de le reconnaître, l'ayant vu à Charleville, chez Gilberte, lorsque celle-ci n'était encore que Madame Maginot. Elle fit quelques pas dans la cour, leva les yeux sur les deux hautes fenêtres de la chambre à coucher, dont les persiennes restaient closes. Puis, elle se décida, elle monta quand même.

Au premier étage, elle comptait frapper à la porte du cabinet de toilette, en petite amie d'enfance, en intime qui venait parfois causer ainsi le matin. Mais cette porte, mal fermée dans une hâte de départ, était restée entr'ouverte. Elle n'eut qu'à la pousser, elle se trouva dans le cabinet, puis dans la chambre. C'était une chambre à très haut plafond, d'où tombaient d'amples rideaux de velours rouge, qui enveloppaient le grand lit tout entier. Et pas un bruit, le silence moite d'une nuit heureuse, rien qu'une respiration calme, à peine distincte, dans un vague parfum de lilas évaporé.

-Gilberte! appela doucement Henriette.

La jeune femme s'était tout de suite rendormie; et, sous le faible jour qui pénétrait entre les rideaux rouges des fenêtres, elle avait sa jolie tête ronde, roulée de l'oreiller, appuyée sur l'un de ses bras nus, au milieu de son admirable chevelure noire défaite.

-Gilberte!

Elle s'agita, s'étira, sans ouvrir les paupières.

-Oui, adieu... Oh! Je vous en prie... Ensuite, soulevant la tête, reconnaissant Henriette:

-Tiens! c'est toi... Quelle heure est-il donc?

Quand elle sut que six heures sonnaient, elle éprouva une gêne, plaisantant pour la cacher, disant que ce n'était pas une heure à venir réveiller les gens. Puis, à la première question sur son mari:

-Mais il n'est pas rentré, il ne rentrera que vers neuf heures, je pense... Pourquoi veux-tu qu'il rentre sitôt?

Henriette, en la voyant souriante, dans son engourdissement de sommeil heureux, dut insister.

-Je te dis qu'on se bat à Bazeilles depuis le petit jour, et comme je suis très inquiète de mon mari...

-Oh! Ma chère, s'écria Gilberte, tu as bien tort... Le mien est si prudent, qu'il serait depuis longtemps ici, s'il y avait le moindre danger... Tant que tu ne le verras pas, va! tu peux être tranquille.

Cette réflexion frappa beaucoup Henriette. En effet, Delaherche n'était pas un homme à s'exposer inutilement. Elle en fut toute rassurée, elle alla tirer les rideaux, rabattre les persiennes; et la chambre s'éclaira de la grande lumière rousse du ciel, où le soleil commençait à percer et à dorer le brouillard. Une des fenêtres était restée entr'ouverte, on entendait maintenant le canon, dans cette grande pièce tiède, si close et si étouffée tout à l'heure.

Gilberte, soulevée à demi, un coude dans l'oreiller, regardait le ciel, de ses jolis yeux clairs.

-Alors, on se bat, murmura-t-elle.

Sa chemise avait glissé, une de ses épaules était nue, d'une chair rose et fine, sous les mèches éparses de la noire chevelure; tandis qu'une odeur pénétrante, une odeur d'amour s'exhalait de son réveil.