-On se bat si matin, mon Dieu! Que c'est ridicule, de se battre!
Mais les regards d'Henriette venaient de tomber sur une paire de gants d'ordonnance, des gants d'homme oubliés sur un guéridon; et elle n'avait pu retenir un mouvement. Alors, Gilberte rougit beaucoup, l'attira au bord du lit, d'un geste confus et câlin. Puis, se cachant la face contre son épaule:
-Oui, j'ai bien senti que tu savais, que tu l'avais vu... Chérie, il ne faut pas me juger sévèrement. C'est un ami ancien, je t'avais avoué ma faiblesse, à Charleville, autrefois, tu te souviens...
Elle baissa encore la voix, continua avec un attendrissement où il y avait comme un petit rire:
-Hier, il m'a tant suppliée, quand je l'ai revu... Songe donc, il se bat ce matin, on va le tuer peut-être... Est-ce que je pouvais refuser?
Et cela était héroïque et charmant, dans sa gaieté attendrie, ce dernier cadeau de plaisir, cette nuit heureuse donnée à la veille d'une bataille. C'était de cela dont elle souriait, malgré sa confusion, avec son étourderie d'oiseau. Jamais elle n'aurait eu le coeur de fermer sa porte, puisque toutes les circonstances facilitaient le rendez-vous.
-Est-ce que tu me condamnes?
Henriette l'avait écoutée, très grave. Ces choses la surprenaient, car elle ne les comprenait pas. Sans doute, elle était autre. Depuis le matin, son coeur était avec son mari, avec son frère, là-bas, sous les balles. Comment pouvait-on dormir si paisible, s'égayer de cet air amoureux, quand les êtres aimés se trouvaient en péril?
-Mais ton mari, ma chère, et ce garçon lui-même, est-ce que cela ne te retourne pas le coeur, de ne pas être avec eux? ... Tu ne songes donc pas qu'on peut te les rapporter d'une minute à l'autre, la tête cassée?
Vivement, de son adorable bras nu, Gilberte écarta l'affreuse image.
-Oh! Mon Dieu! qu'est-ce que tu me dis là? Es-tu mauvaise, de me gâter ainsi la matinée!... Non, non, je ne veux pas y songer, c'est trop triste!
Et, malgré elle, Henriette sourit à son tour. Elle se rappelait leur enfance, lorsque le père de Gilberte, le commandant De Vineuil, nommé directeur des douanes à Charleville, à la suite de ses blessures, avait envoyé sa fille dans une ferme, près du Chesne-Populeux, inquiet de l'entendre tousser, hanté par la mort de sa femme, que la phtisie venait d'emporter toute jeune. La fillette n'avait que neuf ans, et déjà elle était d'une coquetterie turbulente, elle jouait la comédie, voulait toujours faire la reine, drapée dans tous les chiffons qu'elle trouvait, gardant le papier d'argent du chocolat pour s'en fabriquer des bracelets et des couronnes. Plus tard, elle était restée la même, lorsque, à vingt ans, elle avait épousé l'inspecteur des forêts Maginot. Mézières, resserré entre ses remparts, lui déplaisait, et elle continuait d'habiter Charleville, dont elle aimait la vie large, égayée de fêtes. Son père n'était plus, elle jouissait d'une liberté entière, avec un mari commode, dont la nullité la laissait sans remords. La malignité provinciale lui avait alors prêté beaucoup d'amants, mais elle ne s'était réellement oubliée qu'avec le capitaine Beaudoin, dans le flot d'uniformes où elle vivait, grâce aux anciennes relations de son père et à sa parenté avec le colonel De Vineuil. Elle était sans méchanceté perverse, adorant simplement le plaisir; et il semblait bien certain qu'en prenant un amant, elle avait cédé à son irrésistible besoin d'être belle et gaie.
-C'est très mal d'avoir renoué, dit enfin Henriette de son air sérieux.
Déjà, Gilberte lui fermait la bouche, d'un de ses jolis gestes caressants.
-Oh! chérie, puisque je ne pouvais pas faire autrement et que c'était pour une seule fois... Tu le sais, j'aimerais mieux mourir, maintenant, que de tromper mon nouveau mari.
Ni l'une ni l'autre ne parlèrent plus, serrées dans une affectueuse étreinte, si profondément dissemblables pourtant. Elles entendaient les battements de leurs coeurs, elles auraient pu en comprendre la langue différente, l'une toute à sa joie, se dépensant, se partageant, l'autre enfoncée dans un dévouement unique, du grand héroïsme muet des âmes fortes.
-C'est vrai qu'on se bat! finit par s'écrier Gilberte. Il faut que je m'habille bien vite.
Depuis que régnait le silence, en effet, le bruit des détonations semblait grandir. Et elle sauta du lit, elle se fit aider, sans vouloir appeler la femme de chambre, se chaussant, passant tout de suite une robe, pour être prête à recevoir et à descendre, s'il le fallait. Comme elle achevait rapidement de se coiffer, on frappa, et elle courut ouvrir, en reconnaissant la voix de la vieille Madame Delaherche.
-Mais parfaitement, chère mère, vous pouvez entrer.
Avec son étourderie habituelle, elle l'introduisit, sans remarquer que les gants d'ordonnance étaient là encore, sur le guéridon. Vainement, Henriette se précipita pour les saisir et les jeter derrière un fauteuil. Madame Delaherche avait dû les voir, car elle demeura quelques secondes suffoquée, comme si elle ne pouvait reprendre haleine. Elle eut un involontaire regard autour de la chambre, s'arrêta au lit drapé de rouge, resté grand ouvert, dans son désordre.
-Alors, c'est Madame Weiss qui est montée vous réveiller... Vous avez pu dormir, ma fille...
Évidemment, elle n'était pas venue pour dire cela. Ah! ce mariage que son fils avait voulu faire contre son gré, dans la crise de la cinquantaine, après vingt ans d'un ménage glacé avec une femme maussade et maigre, lui si raisonnable jusque-là, tout emporté maintenant d'un désir de jeunesse pour cette jolie veuve, si légère et si gaie!
Elle s'était bien promis de veiller sur le présent, et voilà le passé qui revenait! Mais devait-elle parler? Elle ne vivait plus que comme un blâme muet dans la maison, elle se tenait toujours enfermée dans sa chambre, d'une grande rigidité de dévotion. Cette fois pourtant, l'injure était si grave, qu'elle résolut de prévenir son fils.
Gilberte, rougissante, répondait:
-Oui, j'ai eu tout de même quelques heures de bon sommeil... Vous savez que Jules n'est pas rentré...
D'un geste, Madame Delaherche l'interrompit.
Depuis que le canon tonnait, elle s'inquiétait, guettait le retour de son fils. Mais c'était une mère héroïque. Et elle se ressouvint de ce qu'elle était montée faire.
-Votre oncle, le colonel, nous envoie le major Bouroche, avec un billet écrit au crayon, pour nous demander si nous ne pourrions pas laisser installer ici une ambulance... Il sait que nous avons de la place, dans la fabrique, et j'ai déjà mis la cour et le séchoir à la disposition de ces messieurs... Seulement, vous devriez descendre.
-Oh! tout de suite, tout de suite! dit Henriette, qui se rapprocha. Nous allons aider.
Gilberte elle-même se montra très émue, très passionnée pour ce rôle nouveau d'infirmière. Elle prit à peine le temps de nouer sur ses cheveux une dentelle; et les trois femmes descendirent. En bas, comme elles arrivaient sous le vaste porche, elles virent un rassemblement dans la rue, par la porte ouverte à deux battants. Une voiture basse arrivait lentement, une sorte de carriole, attelée d'un seul cheval, qu'un lieutenant de zouaves conduisait par la bride. Et elles crurent que c'était un premier blessé qu'on leur amenait.