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-Il se bat, pourquoi donc?

-Oh! un enragé! Jamais il n'a voulu me suivre, et je l'ai lâché, naturellement.

Les yeux fixes, élargis, Henriette le regardait.

Il y eut un silence. Puis, tranquillement, elle se décida.

-C'est bon, j'y vais.

Elle y allait, comment? Mais c'était impossible, c'était fou! Delaherche reparlait des balles, des obus qui balayaient la route. Gilberte lui avait repris les mains pour la retenir, tandis que Madame Delaherche s'épuisait aussi à lui démontrer l'aveugle témérité de son projet. De son air doux et simple, elle répéta:

-Non, c'est inutile, j'y vais.

Et elle s'obstina, n'accepta que la dentelle noire que Gilberte avait sur la tête. Espérant encore la convaincre, Delaherche finit par déclarer qu'il l'accompagnerait, au moins jusqu'à la porte de Balan. Mais il venait d'apercevoir le factionnaire qui, au milieu de la bousculade causée par l'installation de l'ambulance, n'avait pas cessé de marcher à petits pas devant la remise, où se trouvait enfermé le trésor du 7e corps; et il se souvint, il fut pris de peur, il alla s'assurer d'un coup d'oeil que les millions étaient toujours là. Henriette, déjà, s'engageait sous le porche.

-Attendez-moi donc! Vous êtes aussi enragée que votre mari, ma parole!

D'ailleurs, une nouvelle voiture d'ambulance entrait, ils durent la laisser passer. Celle-ci, plus petite, à deux roues seulement, contenait deux grands blessés, couchés sur des sangles. Le premier qu'on descendit, avec toutes sortes de précautions, n'était plus qu'une masse de chairs sanglantes, une main cassée, le flanc labouré par un éclat d'obus. Le second avait la jambe droite broyée. Et tout de suite Bouroche, faisant placer celui-ci sur la toile cirée du matelas, commença la première opération, au milieu du continuel va-et-vient des infirmiers et de ses aides. Madame Delaherche et Gilberte, assises près de la pelouse, roulaient des bandes.

Dehors, Delaherche avait rattrapé Henriette.

-Voyons, ma chère Madame Weiss, vous n'allez pas faire cette folie... Comment voulez-vous rejoindre Weiss là-bas? Il ne doit même plus y être, il s'est sans doute jeté à travers champs pour revenir... Je vous assure que Bazeilles est inabordable.

Mais elle ne l'écoutait pas, marchait plus vite, s'engageait dans la rue du Ménil, pour gagner la porte de Balan. Il était près de neuf heures, et Sedan n'avait plus le frisson noir du matin, le réveil désert et tâtonnant, dans l'épais brouillard. Un soleil lourd découpait nettement les ombres des maisons, le pavé s'encombrait d'une foule anxieuse, que traversaient de continuels galops d'estafettes. Des groupes surtout se formaient autour des quelques soldats sans armes qui étaient rentrés déjà, les uns blessés légèrement, les autres dans une exaltation nerveuse extraordinaire, gesticulant et criant. Et pourtant la ville aurait encore eu à peu près son aspect de tous les jours, sans les boutiques aux volets clos, sans les façades mortes, où pas une persienne ne s'ouvrait. Puis, c'était ce canon, ce canon continu, dont toutes les pierres, le sol, les murs, jusqu'aux ardoises des toits, tremblaient.

Delaherche était en proie à un combat intérieur fort désagréable, partagé entre son devoir d'homme brave qui lui commandait de ne pas quitter Henriette, et sa terreur de refaire le chemin de Bazeilles sous les obus. Tout d'un coup, comme ils arrivaient à la porte de Balan, un flot d'officiers à cheval qui rentraient, les sépara. Des gens s'écrasaient près de cette porte, attendant des nouvelles. Vainement, il courut, chercha la jeune femme: elle devait être hors de l'enceinte, hâtant le pas sur la route. Et, sans pousser le zèle plus loin, il se surprit à dire tout haut:

-Ah, tant pis! c'est trop bête!

Alors, Delaherche flâna dans Sedan, en bourgeois curieux qui ne voulait rien perdre du spectacle, travaillé cependant d'une inquiétude croissante. Qu'est-ce que tout cela allait devenir? Et, si l'armée était battue, la ville n'aurait-elle pas à souffrir beaucoup? Les réponses à ces questions qu'il se posait restaient obscures, trop dépendantes des événements. Mais il n'en commençait pas moins à trembler pour sa fabrique, son immeuble de la rue Maqua, d'où il avait du reste déménagé toutes ses valeurs, enfouies en un lieu sûr. Il se rendit à l'Hôtel de Ville, y trouva le conseil municipal siégeant en permanence, s'y oublia longtemps, sans rien apprendre de nouveau, sinon que la bataille tournait fort mal. L'armée ne savait plus à qui obéir, rejetée en arrière par le général Ducrot, pendant les deux heures où il avait eu le commandement, ramenée en avant par le général de Wimpffen, qui venait de lui succéder; et ces oscillations incompréhensibles, ces positions qu'il fallait reconquérir après les avoir abandonnées, toute cette absence de plan et d'énergique direction précipitait le désastre.

Puis, Delaherche poussa jusqu'à la Sous-Préfecture, pour savoir si l'empereur n'avait pas reparu. On ne put lui donner que des nouvelles du maréchal De Mac-Mahon, dont un chirurgien avait pansé la blessure peu dangereuse, et qui était tranquillement dans son lit. Mais, vers onze heures, comme il battait de nouveau le pavé, il fut arrêté un instant, dans la Grande-Rue, devant l'hôtel de l'Europe, par un lent cortège, des cavaliers couverts de poussière, dont les mornes chevaux marchaient au pas. Et, à la tête, il reconnut l'empereur, qui rentrait après avoir passé quatre heures sur le champ de bataille. La mort n'avait pas voulu de lui, décidément. Sous la sueur d'angoisse de cette marche au travers de la défaite, le fard s'en était allé des joues, les moustaches cirées s'étaient amollies, pendantes, la face terreuse avait pris l'hébètement douloureux d'une agonie. Un officier, qui descendit devant l'hôtel, se mit à expliquer au milieu d'un groupe la route parcourue, de la Moncelle à Givonne, tout le long de la petite vallée, parmi les soldats du 1er corps, que les saxons avaient refoulés sur la rive droite du ruisseau; et l'on était revenu par le chemin creux du fond de Givonne, dans un tel encombrement déjà, que même, si l'empereur avait désiré retourner sur le front des troupes, il n'aurait pu le faire que très difficilement. D'ailleurs, à quoi bon?

Comme Delaherche écoutait ces détails, une détonation violente ébranla le quartier. C'était un obus qui venait de démolir une cheminée, rue sainte-Barbe, près du donjon. Il y eut un sauve-qui-peut, des cris de femmes s'élevèrent. Lui, s'était collé contre un mur, lorsqu'une nouvelle détonation brisa les vitres d'une maison voisine. Cela devenait terrible, si l'on bombardait Sedan; et il rentra au pas de course rue Maqua, il fut pris d'un tel besoin de savoir, qu'il ne s'arrêta point, monta vivement sur les toits, ayant là-haut une terrasse, d'où l'on dominait la ville et les environs.

Tout de suite, il fut un peu rassuré. Le combat avait lieu par-dessus la ville, les batteries allemandes de la Marfée et de Frénois allaient, au delà des maisons, balayer le plateau de l'Algérie; et il s'intéressa même au vol des obus, à la courbe immense de légère fumée qu'ils laissaient sur Sedan, pareils à des oiseaux invisibles au fin sillage de plumes grises. Il lui parut d'abord évident que les quelques obus qui avaient crevé des toitures, autour de lui, étaient des projectiles égarés. On ne bombardait pas encore la ville. Puis, en regardant mieux, il crut comprendre qu'ils devaient être des réponses aux rares coups tirés par les canons de la place. Il se tourna, examina, vers le nord, la citadelle, tout cet amas compliqué et formidable de fortifications, les pans de murailles noirâtres, les plaques vertes des glacis, un pullulement géométrique de bastions, surtout les trois cornes géantes, celles des écossais, du grand jardin et de la Rochette, aux angles menaçants; et c'était ensuite, comme un prolongement cyclopéen, du côté de l'ouest, le fort de Nassau, que suivait le fort du Palatinat, au-dessus du faubourg du Ménil. Il en eut à la fois une impression mélancolique d'énormité et d'enfantillage. À quoi bon, maintenant, avec ces canons, dont les projectiles volaient si aisément d'un bout du ciel à l'autre? La place, d'ailleurs, n'était pas armée, n'avait ni les pièces nécessaires, ni les munitions, ni les hommes. Depuis trois semaines à peine, le gouverneur avait organisé une garde nationale, des citoyens de bonne volonté, qui devaient servir les quelques pièces en état. Et c'était ainsi qu'au Palatinat trois canons tiraient, tandis qu'il y en avait bien une demi-douzaine à la porte de Paris. Seulement, on n'avait que sept ou huit gargousses à brûler par pièce, on ménageait les coups, on n'en lâchait qu'un par demi-heure, et pour l'honneur simplement, car les obus ne portaient pas, tombaient dans les prairies, en face. Aussi, dédaigneuses, les batteries ennemies ne répondaient-elles que de loin en loin, comme par charité.