Weiss, dès huit heures, s'était trouvé enfermé là, séparé des troupes qui se repliaient. Tout de suite, le retour à Sedan était devenu impossible, car les Bavarois, débordant par le parc de Montivilliers, avaient coupé la ligne de retraite. Il était seul, avec son fusil et les cartouches qui lui restaient, lorsqu'il aperçut devant sa porte une dizaine de soldats, demeurés comme lui en arrière, isolés de leurs camarades, cherchant des yeux un abri, pour vendre au moins chèrement leur peau. Vivement, il descendit leur ouvrir, et la maison dès lors eut une garnison, un capitaine, un caporal, huit hommes, tous hors d'eux, enragés, résolus à ne pas se rendre.
-Tiens! Laurent, vous en êtes! s'écria Weiss, surpris de voir parmi eux un grand garçon maigre, qui tenait un fusil, ramassé à côté de quelque cadavre.
Laurent, en pantalon et en veste de toile bleue, était un garçon jardinier du voisinage, âgé d'une trentaine d'années, et qui avait perdu récemment sa mère et sa femme, emportées par la même mauvaise fièvre.
-Pourquoi donc que je n'en serais pas?
Répondit-il. Je n'ai que ma carcasse, je puis bien la donner... Et puis, vous savez, ça m'amuse, à cause que je ne tire pas mal, et que ça va être drôle d'en démolir un à chaque coup, de ces bougres-là!
Déjà, le capitaine et le caporal inspectaient la maison. Rien à faire du rez-de-chaussée, on se contenta de pousser les meubles contre la porte et les fenêtres, pour les barricader le plus solidement possible. Ce fut ensuite dans les trois petites pièces du premier étage et dans le grenier qu'ils organisèrent la défense, approuvant du reste les préparatifs déjà faits par Weiss, les matelas garnissant les persiennes, les meurtrières ménagées de place en place, entre les lames. Comme le capitaine se hasardait à se pencher, pour examiner les alentours, il entendit des cris, des larmes d'enfant.
-Qu'est-ce donc? demanda-t-il.
Weiss revit alors, dans la teinturerie voisine, le petit Auguste malade, la face pourpre de fièvre entre ses draps blancs, demandant à boire, appelant sa mère, qui ne pouvait plus lui répondre, gisante sur le carreau, la tête broyée. Et, à cette vision, il eut un geste douloureux, il répondit:
-Un pauvre petit dont un obus a tué la mère, et qui pleure, là, à côté.
-Tonnerre de Dieu! murmura Laurent, ce qu'il va falloir leur faire payer tout ça!
Il n'arrivait encore dans la façade que des balles perdues. Weiss et le capitaine, accompagnés du garçon jardinier et de deux hommes, étaient montés dans le grenier, d'où ils pouvaient mieux surveiller la route. Ils la voyaient obliquement, jusqu'à la place de l'église. Cette place était maintenant au pouvoir des Bavarois; mais ils n'avançaient toujours qu'avec beaucoup de peine et une extrême prudence. Au coin d'une ruelle, une poignée de fantassins les tint encore en échec pendant près d'un quart d'heure, d'un feu tellement nourri, que les morts s'entassaient. Ensuite, ce fut une maison, à l'autre encoignure, dont ils durent s'emparer, avant de passer outre. Par moments, dans la fumée, on distinguait une femme, avec un fusil, tirant d'une des fenêtres. C'était la maison d'un boulanger, des soldats s'y trouvaient oubliés, mêlés aux habitants; et, la maison prise, il y eut des cris, une effroyable bousculade roula jusqu'au mur d'en face, un flot dans lequel apparut la jupe de la femme, une veste d'homme, des cheveux blancs hérissés; puis, un feu de peloton gronda, du sang jaillit jusqu'au chaperon du mur. Les allemands étaient inflexibles: toute personne prise les armes à la main, n'appartenant point aux armées belligérantes, était fusillée sur l'heure, comme coupable de s'être mise en dehors du droit des gens. Devant la furieuse résistance du village, leur colère montait, et les pertes effroyables qu'ils éprouvaient depuis bientôt cinq heures, les poussaient à d'atroces représailles. Les ruisseaux coulaient rouges, les morts barraient la route, certains carrefours n'étaient plus que des charniers, d'où s'élevaient des râles. Alors, dans chaque maison qu'ils emportaient de haute lutte, on les vit jeter de la paille enflammée; d'autres couraient avec des torches, d'autres badigeonnaient les murs de pétrole; et bientôt des rues entières furent en feu, Bazeilles flamba.
Cependant, au milieu du village, il n'y avait plus que la maison de Weiss, avec ses persiennes closes, qui gardait son air menaçant de citadelle, résolue à ne pas se rendre.
-Attention! les voici! cria le capitaine.
Une décharge, partie du grenier et du premier étage, coucha par terre trois des Bavarois qui s'avançaient, en rasant les murs. Les autres se replièrent, s'embusquèrent à tous les angles de la route; et le siège de la maison commença, une telle pluie de balles fouetta la façade qu'on aurait dit un ouragan de grêle. Pendant près de dix minutes, cette fusillade ne cessa pas, trouant le plâtre, sans faire grand mal. Mais un des hommes que le capitaine avait pris avec lui dans le grenier, ayant commis l'imprudence de se montrer à une lucarne, fut tué raide, d'une balle en plein front.
-Nom d'un chien! un de moins! gronda le capitaine. Méfiez-vous donc, nous ne sommes pas assez pour nous faire tuer par plaisir!
Lui-même avait pris un fusil, et il tirait, abrité derrière un volet. Mais Laurent, le garçon jardinier, faisait surtout son admiration. À genoux, le canon de son chassepot appuyé dans l'étroite fente d'une meurtrière, comme à l'affût, il ne lâchait un coup qu'en toute certitude; et il en annonçait même le résultat à l'avance.
-Au petit officier bleu, là-bas, dans le coeur... À l'autre, plus loin, le grand sec, entre les deux yeux... Au gros qui a une barbe rousse et qui m'embête, dans le ventre...
Et, chaque fois, l'homme tombait, foudroyé, frappé à l'endroit qu'il désignait; et lui continuait paisiblement, ne se hâtait pas, ayant de quoi faire, disait-il, car il lui aurait fallu du temps, pour les tuer tous de la sorte, un à un.
-Ah! si j'avais des yeux! répétait furieusement Weiss.
Il venait de casser ses lunettes, il en était désespéré. Son binocle lui restait, mais il n'arrivait pas à le faire tenir solidement sur son nez, dans la sueur qui lui inondait la face; et, souvent, il tirait au hasard, enfiévré, les mains tremblantes. Toute une passion croissante emportait son calme ordinaire.
-Ne vous pressez pas, ça ne sert absolument à rien, disait Laurent. Tenez, visez-le avec soin, celui qui n'a plus de casque, au coin de l'épicier... Mais c'est très bien, vous lui avez cassé la patte, et le voilà qui gigote dans son sang.
Weiss, un peu pâle, regardait. Il murmura:
-Finissez-le.
-Gâcher une balle, ah! non, par exemple! vaut mieux en démolir un autre.
Les assaillants devaient avoir remarqué ce tir redoutable, qui partait des lucarnes du grenier. Pas un homme ne pouvait avancer, sans rester par terre. Aussi firent-ils entrer en ligne des troupes fraîches, avec l'ordre de cribler de balles la toiture. Dès lors, le grenier devint intenable: les ardoises étaient percées aussi aisément que de minces feuilles de papier, les projectiles pénétraient de toutes parts, ronflant comme des abeilles. À chaque seconde, on courait le risque d'être tué.