Et Weiss, enfin, devant lui, aperçut sa maison qui brûlait. Des soldats étaient accourus avec des torches, d'autres activaient les flammes, en y lançant les débris des meubles. Rapidement, le rez-de-chaussée flamba, la fumée sortit par toutes les plaies de la façade et de la toiture. Mais, déjà, la teinturerie voisine prenait également feu; et, chose affreuse, on entendit encore la voix du petit Auguste, couché dans son lit, délirant de fièvre, qui appelait sa mère; tandis que les jupes de la malheureuse, étendue sur le seuil, la tête broyée, s'allumaient.
-Maman, j'ai soif... Maman, donne-moi de l'eau...
Les flammes ronflèrent, la voix cessa, on ne distingua plus que les hourras assourdissants des vainqueurs.
Mais, par-dessus les bruits, par-dessus les clameurs, un cri terrible domina. C'était Henriette qui arrivait et qui venait de voir son mari, contre le mur, en face d'un peloton préparant ses armes.
Elle se rua à son cou.
-Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a? Ils ne vont pas te tuer!
Weiss, stupide, la regardait. Elle! Sa femme, désirée si longtemps, adorée d'une tendresse idolâtre! Et un frémissement le réveilla, éperdu. Qu'avait-il fait? Pourquoi était-il resté, à tirer des coups de fusil, au lieu d'aller la rejoindre, ainsi qu'il l'avait juré? Dans un éblouissement, il voyait son bonheur perdu, la séparation violente, à jamais. Puis, le sang qu'elle avait au front, le frappa; et la voix machinale, bégayante:
-Est-ce que tu es blessée? ... C'est fou d'être venue...
D'un geste emporté, elle l'interrompit.
-Oh! moi, ce n'est rien, une égratignure... Mais toi, toi! Pourquoi te gardent-ils? Je ne veux pas qu'ils te tuent!
L'officier se débattait au milieu de la route encombrée, pour que le peloton eût un peu de recul. Quand il aperçut cette femme au cou d'un des prisonniers, il reprit violemment, en Français:
-Oh! non, pas de bêtises, hein!... D'où sortez-vous? Que voulez-vous?
-Je veux mon mari.
-Votre mari, cet homme-là? ... Il a été condamné, justice doit être faite.
-Je veux mon mari.
-Voyons, soyez raisonnable... Écartez-vous, nous n'avons pas envie de vous faire du mal.
-Je veux mon mari.
Renonçant alors à la convaincre, l'officier allait donner l'ordre de l'arracher des bras du prisonnier, lorsque Laurent, silencieux jusque-là, l'air impassible, se permit d'intervenir.
-Dites donc, capitaine, c'est moi qui vous ai démoli tant de monde, et qu'on me fusille, ça va bien. D'autant plus que je n'ai personne, ni mère, ni femme, ni enfant... Tandis que monsieur est marié... Dites, lâchez-le donc, puis vous me réglerez mon affaire...
Hors de lui, le capitaine hurla:
-En voilà des histoires! est-ce qu'on se fiche de moi? ... Un homme de bonne volonté pour emporter cette femme!
Il dut redire cet ordre en allemand. Et un soldat s'avança, un Bavarois trapu, à l'énorme tête embroussaillée de barbe et de cheveux roux, sous lesquels on ne distinguait qu'un large nez carré et que de gros yeux bleus. Il était souillé de sang, effroyable, tel qu'un de ces ours des cavernes, une de ces bêtes poilues toutes rouges de la proie dont elles viennent de faire craquer les os.
Henriette répétait, dans un cri déchirant:
-Je veux mon mari, tuez-moi avec mon mari.
Mais l'officier s'appliquait de grands coups de poing dans la poitrine, en disant que, lui, n'était pas un bourreau, que s'il y en avait qui tuaient les innocents, ce n'était pas lui. Elle n'avait pas été condamnée, il se couperait la main, plutôt que de toucher à un cheveu de sa tête.
Alors, comme le Bavarois s'approchait, Henriette se colla au corps de Weiss, de tous ses membres, éperdument.
-Oh! mon ami, je t'en supplie, garde-moi, laisse-moi mourir avec toi...
Weiss pleurait de grosses larmes; et, sans répondre, il s'efforçait de détacher, de ses épaules et de ses reins, les doigts convulsifs de la malheureuse.
-Tu ne m'aimes donc plus, que tu veux mourir sans moi... Garde-moi, ça les fatiguera, ils nous tueront ensemble.
Il avait dégagé une des petites mains, il la serrait contre sa bouche, il la baisait, tandis qu'il travaillait pour faire lâcher prise à l'autre.
-Non, non! garde-moi... Je veux mourir...
Enfin, à grand-peine, il lui tenait les deux mains. Muet jusque- là, ayant évité de parler, il ne dit qu'un mot:
-Adieu, chère femme.
Et, déjà, de lui-même, il l'avait jetée entre les bras du Bavarois, qui l'emportait. Elle se débattait, criait, tandis que, pour la calmer sans doute, le soldat lui adressait tout un flot de rauques paroles. D'un violent effort, elle avait dégagé sa tête, elle vit tout.
Cela ne dura pas trois secondes. Weiss, dont le binocle avait glissé, dans les adieux, venait de le remettre vivement sur son nez, comme s'il avait voulu bien voir la mort en face. Il recula, s'adossa contre le mur, en croisant les bras; et, dans son veston en lambeaux, ce gros garçon paisible avait une figure exaltée, d'une admirable beauté de courage.
Près de lui, Laurent s'était contenté de fourrer les mains dans ses poches. Il semblait indigné de la cruelle scène, de l'abomination de ces sauvages qui tuaient les hommes sous les yeux de leurs femmes. Il se redressa, les dévisagea, leur cracha d'une voix de mépris:
-Sales cochons!
Mais l'officier avait levé son épée, et les deux hommes tombèrent comme des masses, le garçon jardinier la face contre terre, l'autre, le comptable, sur le flanc, le long du mur. Celui-ci, avant d'expirer, eut une convulsion dernière, les paupières battantes, la bouche tordue. L'officier, qui s'approcha, le remua du pied, voulant s'assurer qu'il avait bien cessé de vivre.
Henriette avait tout vu, ces yeux mourants qui la cherchaient, ce sursaut affreux de l'agonie, cette grosse botte poussant le corps. Elle ne cria même pas, elle mordit silencieusement, furieusement, ce qu'elle put, une main que ses dents rencontrèrent. Le Bavarois jeta une plainte d'atroce douleur. Il la renversa, faillit l'assommer. Leurs visages se touchaient, jamais elle ne devait oublier cette barbe et ces cheveux rouges, éclaboussés de sang, ces yeux bleus, élargis et chavirés de rage.
Plus tard, Henriette ne put se rappeler nettement ce qui s'était passé ensuite. Elle n'avait eu qu'un désir, retourner près du corps de son mari, le prendre, le veiller. Seulement, comme dans les cauchemars, toutes sortes d'obstacles se dressaient, l'arrêtaient à chaque pas. De nouveau, une vive fusillade venait d'éclater, un grand mouvement avait lieu parmi les troupes allemandes qui occupaient Bazeilles: c'était l'arrivée enfin de l'infanterie de marine; et le combat recommençait avec une telle violence, que la jeune femme fut rejetée à gauche, dans une ruelle, parmi un troupeau affolé d'habitants. D'ailleurs, le résultat de la lutte ne pouvait être douteux, il était trop tard pour reconquérir les positions abandonnées. Pendant près d'une demi-heure encore, l'infanterie s'acharna, se fit tuer, avec un emportement superbe; mais, sans cesse, les ennemis recevaient des renforts, débordaient de partout, des prairies, des routes, du parc de Montivilliers. Rien désormais ne les aurait délogés de ce village, si chèrement acheté, où plusieurs milliers des leurs gisaient dans le sang et les flammes. Maintenant, la destruction achevait son oeuvre, il n'y avait plus là qu'un charnier de membres épars et de débris fumants, et Bazeilles égorgé, anéanti, s'en allait en cendre.