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Une dernière fois, Henriette aperçut au loin sa petite maison dont les planchers s'écroulaient, au milieu d'un tourbillon de flammèches. Toujours, elle revoyait, en face, le long du mur, le corps de son mari. Mais un nouveau flot l'avait reprise, les clairons sonnaient la retraite, elle fut emportée, sans savoir comment, parmi les troupes qui se repliaient. Alors, elle devint une chose, une épave roulée, charriée dans un piétinement confus de foule, coulant à pleine route. Et elle ne savait plus, elle finit par se retrouver à Balan, chez des gens qu'elle ne connaissait pas, et elle sanglotait dans une cuisine, la tête tombée sur une table.

V

Sur le plateau de l'Algérie, à dix heures, la compagnie Beaudoin était toujours couchée parmi les choux, dans le champ dont elle n'avait pas bougé depuis le matin. Les feux croisés des batteries du Hattoy et de la presqu'île d'Iges, qui redoublaient de violence, venaient encore de lui tuer deux hommes; et aucun ordre de marcher en avant n'arrivait: allait-on passer la journée là, à se laisser mitrailler, sans se battre?

Même les hommes n'avaient plus le soulagement de décharger leurs chassepots. Le capitaine Beaudoin était parvenu à faire cesser le feu, cette furieuse et inutile fusillade contre le petit bois d'en face, où pas un Prussien ne paraissait être resté. Le soleil devenait accablant, on brûlait, ainsi allongé par terre, sous le ciel en flammes.

Jean, qui se tourna, fut inquiet de voir que Maurice avait laissé tomber sa tête, la joue contre le sol, les yeux fermés. Il était très pâle, la face immobile.

-Eh bien! quoi donc?

Mais, simplement, Maurice s'était endormi. L'attente, la fatigue, l'avaient terrassé, malgré la mort qui volait de toutes parts. Et il s'éveilla brusquement, ouvrit de grands yeux calmes, où reparut aussitôt l'effarement trouble de la bataille. Jamais il ne put savoir combien de temps il avait sommeillé. Il lui semblait sortir d'un néant infini et délicieux.

-Tiens! est-ce drôle, murmura-t-il, j'ai dormi!... Ah! ça m'a fait du bien.

En effet, il sentait moins, à ses tempes et à ses côtes, le douloureux serrement, cette ceinture de la peur dont craquent les os. Il plaisanta Lapoulle qui, depuis la disparition de Chouteau et de Loubet, s'inquiétait d'eux, parlait d'aller les chercher. Une riche idée, pour se mettre à l'abri derrière un arbre et fumer une pipe! Pache prétendait qu'on les avait gardés à l'ambulance, où les brancardiers manquaient. Encore un métier pas commode, que d'aller ramasser les blessés, sous le feu! Puis, tourmenté des superstitions de son village, il ajouta que ça ne portait pas chance de toucher aux morts: on en mourait.

-Taisez-vous donc, tonnerre de Dieu! cria le lieutenant Rochas. Est-ce qu'on meurt!

Sur son grand cheval, le colonel De Vineuil avait tourné la tête. Et il eut un sourire, le seul depuis le matin. Puis, il retomba dans son immobilité, toujours impassible sous les obus, attendant des ordres.

Maurice, qui s'intéressait maintenant aux brancardiers, suivait leurs recherches, dans les plis de terrain. Il devait y avoir, au bout du chemin creux, derrière un talus, une ambulance volante de premiers secours, dont le personnel s'était mis à explorer le plateau. Rapidement, on dressait une tente, tandis qu'on déballait du fourgon le matériel nécessaire, les quelques outils, les appareils, le linge, de quoi procéder à des pansements hâtifs, avant de diriger les blessés sur Sedan, au fur et à mesure qu'on pouvait se procurer des voitures de transport, qui bientôt allaient manquer. Il n'y avait là que des aides. Et c'étaient surtout les brancardiers qui faisaient preuve d'un héroïsme têtu et sans gloire. On les voyait, vêtus de gris, avec la croix rouge de leur casquette et de leur brassard, se risquer lentement, tranquillement, sous les projectiles, jusqu'aux endroits où étaient tombés des hommes. Ils se traînaient sur les genoux, tâchaient de profiter des fossés, des haies, de tous les accidents de terrain, sans mettre de la vantardise à s'exposer inutilement. Puis, dès qu'ils trouvaient des hommes par terre, leur dure besogne commençait, car beaucoup étaient évanouis, et il fallait reconnaître les blessés des morts. Les uns étaient restés sur la face, la bouche dans une mare de sang, en train d'étouffer; les autres avaient la gorge pleine de boue, comme s'ils venaient de mordre la terre; d'autres gisaient jetés pêle-mêle, en tas, les bras et les jambes contractés, la poitrine écrasée à demi. Soigneusement, les brancardiers dégageaient, ramassaient ceux qui respiraient encore, allongeant leurs membres, leur soulevant la tête, qu'ils nettoyaient le mieux possible. Chacun d'eux avait un bidon d'eau fraîche, dont il était très avare. Et souvent on pouvait ainsi les voir à genoux, pendant de longues minutes, s'efforçant de ranimer un blessé, attendant qu'il eût rouvert les yeux.

À une cinquantaine de mètres, sur la gauche, Maurice en regarda un qui tâchait de reconnaître la blessure d'un petit soldat, dont une manche laissait couler un filet de sang, goutte à goutte. Il y avait là une hémorragie, que l'homme à la croix rouge finit par trouver et par arrêter, en comprimant l'artère. Dans les cas pressants, ils donnaient de la sorte les premiers soins, évitaient les faux mouvements pour les fractures, bandaient et immobilisaient les membres, de façon à rendre sans danger le transport. Et ce transport enfin devenait la grande affaire: ils soutenaient ceux qui pouvaient marcher, portaient les autres, dans leurs bras, ainsi que des petits enfants, ou bien à califourchon sur leur dos, les mains ramenées autour de leur cou; ou bien encore, ils se mettaient à deux, à trois, à quatre, selon la difficulté, leur faisaient un siège de leurs poings unis, les emportaient couchés, par les jambes et par les épaules. En dehors des brancards réglementaires, c'étaient aussi toutes sortes d'inventions ingénieuses, de brancards improvisés avec des fusils, liés à l'aide de bretelles de sac. Et, de partout, dans la plaine rase que labouraient les obus, on les voyait, isolés ou en groupe, qui filaient avec leurs fardeaux, baissant la tête, tâtant la terre du pied, d'un héroïsme prudent et admirable.

Comme Maurice en regardait un, sur la droite, un garçon maigre et chétif, qui emportait un lourd sergent pendu à son cou, les jambes brisées, de l'air d'une fourmi laborieuse qui transporte un grain de blé trop gros, il les vit culbuter et disparaître tous les deux dans l'explosion d'un obus. Quand la fumée se fut dissipée, le sergent reparut sur le dos, sans blessure nouvelle, tandis que le brancardier gisait, le flanc ouvert. Et une autre arriva, une autre fourmi active, qui, après avoir retourné et flairé le camarade mort, reprit le blessé à son cou et l'emporta.

Alors, Maurice plaisanta Lapoulle.

-Dis, si le métier te plaît davantage, va donc leur donner un coup de main!

Depuis un moment, les batteries de Saint-Menges faisaient rage, la grêle des projectiles augmentait; et le capitaine Beaudoin, qui se promenait toujours devant sa compagnie, nerveusement, finit par s'approcher du colonel. C'était une pitié, d'épuiser le moral des hommes, pendant de si longues heures, sans les employer.