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-Je n'ai pas d'ordre, répéta stoïquement le colonel.

On vit encore le général Douay passer au galop, suivi de son état-major. Il venait de se rencontrer avec le général de Wimpffen, accouru pour le supplier de tenir, ce qu'il avait cru pouvoir promettre de faire, mais à la condition formelle que le calvaire d'Illy, sur sa droite, serait défendu. Si l'on perdait la position d'Illy, il ne répondait plus de rien, la retraite devenait fatale. Le général de Wimpffen déclara que des troupes du 1er corps allaient occuper le calvaire; et, en effet, on vit presque aussitôt un régiment de zouaves s'y établir; de sorte que le général Douay, rassuré, consentit à envoyer la division Dumont au secours du 12e corps, très menacé. Mais, un quart d'heure plus tard, comme il revenait de constater l'attitude solide de sa gauche, il s'exclama en levant les yeux et en remarquant que le calvaire était vide: plus de zouaves, on avait abandonné le plateau, que le feu d'enfer des batteries de Fleigneux rendait d'ailleurs intenable. Et, désespéré, prévoyant le désastre, il se portait rapidement sur la droite, lorsqu'il tomba dans une déroute de la division Dumont, qui se repliait en désordre, affolée, mêlée aux débris du 1er corps. Ce dernier, après son mouvement de retraite, n'avait pu reconquérir ses positions du matin, laissant Daigny au XIIe corps saxon et Givonne à la garde Prussienne, forcé de remonter vers le nord, à travers le bois de la Garenne, canonné par les batteries que l'ennemi installait sur toutes les crêtes, d'un bout à l'autre du vallon. Le terrible cercle de fer et de flammes se resserrait, une partie de la garde continuait sa marche sur Illy, de l'est à l'ouest, en tournant les coteaux; tandis que, de l'ouest à l'est, derrière le XIe corps, maître de Saint-Menges, le Ve cheminait toujours, dépassait Fleigneux, portait sans cesse ses canons plus en avant, avec une impudente témérité, si convaincu de l'ignorance et de l'impuissance des troupes Françaises, qu'il n'attendait même pas l'infanterie pour les soutenir. Il était midi, l'horizon entier s'embrasait, tonnant, croisant les feux sur le 7e et le 1er corps.

Le général Douay, alors, pendant que l'artillerie ennemie préparait de la sorte l'attaque suprême du calvaire, résolut de faire un dernier effort pour le reconquérir. Il envoya des ordres, il se jeta en personne parmi les fuyards de la division Dumont, réussit à former une colonne, qu'il lança sur le plateau. Elle y tint bon pendant quelques minutes; mais les balles sifflaient si drues, une telle trombe d'obus balayait les champs vides, sans un arbre, que la panique tout de suite se déclara, remportant les hommes le long des pentes, les roulant ainsi que des pailles surprises par un orage. Et le général s'entêta, fit avancer d'autres régiments.

Une estafette, qui passait au galop, cria au colonel De Vineuil un ordre, dans l'effrayant vacarme. Déjà, le colonel était debout sur les étriers, la face ardente; et, d'un grand geste de son épée, montrant le calvaire:

-Enfin, mes enfants, c'est notre tour!... En avant, là-haut!

Le 106e, entraîné, s'ébranla. Une des premières, la compagnie Beaudoin s'était mise debout, au milieu des plaisanteries, les hommes disant qu'ils étaient rouillés, qu'ils avaient de la terre dans les jointures. Mais, dès les premiers pas, on dut se jeter au fond d'une tranchée-abri qu'on rencontra, tellement le feu devenait vif. Et l'on fila en pliant l'échine.

-Mon petit, répétait Jean à Maurice, attention! C'est le coup de chien... Ne montre pas le bout de ton nez, car pour sûr on te le démolirait... Et ramasse bien tes os sous ta peau, si tu ne veux pas en laisser en route. Ceux qui en reviendront, cette fois, seront des bons.

Maurice entendait à peine, dans le bourdonnement, la clameur de foule qui lui emplissait la tête. Il ne savait plus s'il avait peur, il courait emporté par le galop des autres, sans volonté personnelle, n'ayant que le désir d'en finir tout de suite. Et il était à ce point devenu un simple flot de ce torrent en marche, qu'un brusque recul s'étant produit, à l'extrémité de la tranchée, devant les terrains nus qu'il restait à gravir, il avait aussitôt senti la panique le gagner, prêt à prendre la fuite. C'était, en lui, l'instinct débridé, une révolte des muscles, obéissant aux souffles épars.

Des hommes déjà retournaient en arrière, lorsque le colonel se précipita.

-Voyons, mes enfants, vous ne me ferez pas cette peine, vous n'allez pas vous conduire comme des lâches... Souvenez-vous! Jamais le 106e n'a reculé, vous seriez les premiers à salir notre drapeau...

Il poussait son cheval, barrait le chemin aux fuyards, trouvait des paroles pour chacun, parlait de la France, d'une voix où tremblaient des larmes.

Le lieutenant Rochas en fut si ému, qu'il entra dans une terrible colère, levant son épée, tapant sur les hommes comme avec un bâton.

-Sales bougres, je vas vous monter là-haut à coups de botte dans le derrière, moi! Voulez-vous bien obéir, ou je casse la gueule au premier qui tourne les talons!

Mais ces violences, ces soldats menés au feu à coups de pied, répugnaient au colonel.

-Non, non, lieutenant, ils vont tous me suivre... N'est-ce pas, mes enfants, vous n'allez pas laisser votre vieux colonel se débarbouiller tout seul avec les Prussiens? ... En avant, là-haut!

Et il partit, et tous en effet le suivirent, tellement il avait dit cela en brave homme de père, qu'on ne pouvait abandonner, sans être des pas grand-chose. Lui seul, du reste, traversa tranquillement les champs nus, sur son grand cheval, tandis que les hommes s'éparpillaient, se jetaient en tirailleurs, profitant des moindres abris. Les terrains montaient, il y avait bien cinq cents mètres de chaumes et de carrés de betteraves, avant d'atteindre le calvaire. Au lieu de l'assaut classique, tel qu'il se passe dans les manoeuvres, par lignes correctes, on ne vit bientôt que des dos arrondis qui filaient au ras de terre, des soldats isolés ou par petits groupes, rampant, sautant soudain ainsi que des insectes, gagnant la crête à force d'agilité et de ruse. Les batteries ennemies avaient dû les voir, les obus labouraient le sol, si fréquents, que les détonations ne cessaient point. Cinq hommes furent tués, un lieutenant eut le corps coupé en deux.

Maurice et Jean avaient eu la chance de rencontrer une haie, derrière laquelle ils purent galoper sans être vus. Une balle pourtant y troua la tempe d'un de leurs camarades, qui tomba dans leurs jambes. Ils durent l'écarter du pied. Mais les morts ne comptaient plus, il y en avait trop. L'horreur du champ de bataille, un blessé qu'ils aperçurent, hurlant, retenant à deux mains ses entrailles, un cheval qui se traînait encore, les cuisses rompues, toute cette effroyable agonie finissait par ne plus les toucher. Et ils ne souffraient que de l'accablante chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les épaules.

-Ce que j'ai soif! Bégaya Maurice. Il me semble que j'ai de la suie dans la gorge. Tu ne sens pas cette odeur de roussi, de laine brûlée?

Jean hocha la tête.

-Ca sentait la même chose à Solférino. Peut-être bien que c'est l'odeur de la guerre... Attends, j'ai encore de l'eau-de-vie, nous allons boire un coup.