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Derrière la haie, tranquillement, ils s'arrêtèrent une minute. Mais l'eau-de-vie, au lieu de les désaltérer, leur brûlait l'estomac.

C'était exaspérant, ce goût de roussi dans la bouche. Et ils se mouraient aussi d'inanition, ils auraient volontiers mordu à la moitié de pain que Maurice avait dans son sac; seulement, était-ce possible? Derrière eux, le long de la haie, d'autres hommes arrivaient sans cesse, qui les poussaient. Enfin, d'un bond, ils franchirent la dernière pente. Ils étaient sur le plateau, au pied même du calvaire, la vieille croix rongée par les vents et la pluie, entre deux maigres tilleuls.

-Ah! bon sang, nous y voilà! cria Jean. Mais le tout est d'y rester!

Il avait raison, l'endroit n'était pas précisément agréable, comme le fit remarquer Lapoulle d'une voix dolente, ce qui égaya la compagnie. Tous, de nouveau, s'allongèrent dans un chaume; et trois hommes encore n'en furent pas moins tués. C'était, là-haut, un véritable ouragan déchaîné, les projectiles arrivaient en si grand nombre de Saint-Menges, de Fleigneux et de Givonne, que la terre semblait en fumer comme sous une grosse pluie d'orage. Évidemment, la position ne pourrait être gardée longtemps, si de l'artillerie ne venait au plus tôt soutenir les troupes engagées avec tant de témérité. Le général Douay, disait-on, avait fait donner l'ordre d'avancer à deux batteries de l'artillerie de réserve; et, à chaque seconde, anxieusement, les hommes se retournaient, dans l'attente de ces canons qui n'arrivaient pas.

-C'est ridicule, ridicule! répétait le capitaine Beaudoin, qui avait repris sa promenade saccadée. On n'envoie pas ainsi un régiment en l'air, sans l'appuyer tout de suite.

Puis, ayant aperçu un pli de terrain, sur la gauche, il cria à Rochas:

-Dites donc, lieutenant, la compagnie pourrait se terrer là.

Rochas, debout, immobile, haussa les épaules.

-Oh! mon capitaine, ici ou là-bas, allez! la danse est la même... Le mieux est encore de ne pas bouger.

Alors, le capitaine Beaudoin, qui ne jurait jamais, s'emporta.

-Mais, nom de Dieu! nous allons y rester tous! On ne peut pas se laisser détruire ainsi!

Et il s'entêta, voulut se rendre compte personnellement de la position meilleure qu'il indiquait. Mais il n'avait pas fait dix pas, qu'il disparaissait dans une brusque explosion, la jambe droite fracassée par un éclat d'obus. Il culbuta sur le dos, en jetant un cri aigu de femme surprise.

-C'était sûr, murmura Rochas. Ca ne vaut rien de tant remuer, et ce qu'on doit gober, on le gobe.

Des hommes de la compagnie, en voyant tomber leur capitaine, se soulevèrent; et, comme il appelait à l'aide, suppliant qu'on l'emportât, Jean finit par courir jusqu'à lui, suivi aussitôt de Maurice.

-Mes amis, au nom du ciel! Ne m'abandonnez pas, emportez-moi à l'ambulance!

-Dame! mon capitaine, ce n'est guère commode... On peut toujours essayer...

Déjà, ils se concertaient pour savoir par quel bout le prendre, lorsqu'ils aperçurent, abrités derrière la haie qu'ils avaient longée, deux brancardiers, qui paraissaient attendre de la besogne. Ils leur firent des signes énergiques, ils les décidèrent à s'approcher. C'était le salut, s'ils pouvaient regagner l'ambulance, sans mauvaise aventure. Mais le chemin était long, et la grêle de fer augmentait encore.

Comme les brancardiers, après avoir bandé fortement la jambe, pour la maintenir, emportaient le capitaine assis sur leurs poings noués, un bras passé au cou de chacun d'eux, le colonel De Vineuil, averti, arriva, en poussant son cheval. Il avait connu le jeune homme dès sa sortie de Saint-Cyr, il l'aimait et se montrait très ému.

-Mon pauvre enfant, ayez du courage... Ce ne sera rien, on vous sauvera...

Le capitaine eut un geste de soulagement, comme si beaucoup de bravoure lui était venue enfin.

-Non, non, c'est fini, j'aime mieux ça. Ce qui est exaspérant, c'est d'attendre ce qu'on ne peut éviter.

On l'emporta, les brancardiers eurent la chance d'atteindre sans encombre la haie, le long de laquelle ils filèrent rapidement, avec leur fardeau. Lorsque le colonel les vit disparaître derrière le bouquet d'arbres, où se trouvait l'ambulance, il eut un soupir de soulagement.

-Mais, mon colonel, cria soudain Maurice, vous êtes blessé, vous aussi!

Il venait d'apercevoir la botte gauche de son chef couverte de sang. Le talon avait dû être arraché, et un morceau de la tige était même entré dans les chairs.

M De Vineuil se pencha tranquillement sur la selle, regarda un instant son pied, qui devait le brûler et peser lourd, au bout de sa jambe.

-Oui, oui, murmura-t-il, j'ai attrapé ça tout à l'heure... Ce n'est rien, ça ne m'empêche pas de me tenir à cheval...

Et il ajouta, en retournant prendre sa place, à la tête de son régiment:

-Quand on est à cheval et qu'on peut s'y tenir, ça va toujours.

Enfin, les deux batteries de l'artillerie de réserve arrivaient. Ce fut pour les hommes anxieux un soulagement immense, comme si ces canons étaient le rempart, le salut, la foudre qui allait faire taire, là-bas, les canons ennemis. Et c'était d'ailleurs superbe, cette arrivée correcte des batteries, dans leur ordre de bataille, chaque pièce suivie de son caisson, les conducteurs montés sur les porteurs, tenant la bride des sous-verges, les servants assis sur les coffres, les brigadiers et les maréchaux des logis galopant à leur place réglementaire. On les aurait dits à la parade, soucieux de conserver leurs distances, tandis qu'ils s'avançaient d'un train fou, au travers des chaumes, avec un sourd grondement d'orage.

Maurice, qui s'était de nouveau couché dans un sillon, se souleva, enthousiasmé, pour dire à Jean:

-Tiens! Là, celle qui s'établit à gauche, c'est la batterie d'Honoré. Je reconnais les hommes.

D'un revers de main, Jean l'avait déjà rejeté sur le sol.

-Allonge-toi donc! Et fais le mort!

Mais tous deux, la joue collée à la terre, ne perdirent plus de vue la batterie, très intéressés par la manoeuvre, le coeur battant à grands coups, de voir la bravoure calme et active de ces hommes, dont ils attendaient encore la victoire.

Brusquement, à gauche, sur une crête nue, la batterie venait de s'arrêter; et ce fut l'affaire d'une minute, les servants sautèrent des coffres, décrochèrent les avant-trains, les conducteurs laissèrent les pièces en position, firent exécuter un demi-tour à leurs bêtes, pour se porter à quinze mètres en arrière, face à l'ennemi, immobiles. Déjà les six pièces étaient braquées, espacées largement, accouplées en trois sections que des lieutenants commandaient, toutes les six réunies sous les ordres d'un capitaine maigre et très long, qui jalonnait fâcheusement le plateau. Et l'on entendit ce capitaine crier, après qu'il eut rapidement fait son calcuclass="underline"

-La hausse à seize cents mètres!

L'objectif allait être la batterie Prussienne, à gauche de Fleigneux, derrière des broussailles, dont le feu terrible rendait le calvaire d'Illy intenable.

-Tu vois, se remit à expliquer Maurice, qui ne pouvait se taire, la pièce d'Honoré est dans la section du centre. Le voilà qui se penche avec le pointeur... C'est le petit Louis, le pointeur: nous avons bu la goutte ensemble à Vouziers, tu te souviens? ... Et, là-bas, le conducteur de gauche, celui qui se tient si raide sur son porteur, une bête alezane superbe, c'est Adolphe...