Depuis le petit jour, Prosper ne faisait que pousser son cheval, dans des marches et des contremarches continuelles, d'un bout à l'autre du plateau d'Illy. On les avait réveillés à l'aube, homme par homme, sans sonneries; et, pour le café, ils s'étaient ingéniés à envelopper chaque feu d'un manteau, afin de ne pas donner l'éveil aux Prussiens. Puis, ils n'avaient plus rien su, ils entendaient le canon, ils voyaient des fumées, de lointains mouvements d'infanterie, ignorant tout de la bataille, son importance, ses résultats, dans l'inaction absolue où les généraux les laissaient. Prosper, lui, tombait de sommeil. C'était la grande souffrance, les nuits mauvaises, la fatigue amassée, une somnolence invincible au bercement du cheval. Il avait des hallucinations, se voyait par terre, ronflant sur un matelas de cailloux, rêvait qu'il était dans un bon lit, avec des draps blancs. Pendant des minutes, il s'endormait réellement sur la selle, n'était plus qu'une chose en marche, emportée au hasard du trot. Des camarades, parfois, avaient ainsi culbuté de leur bête. On était si las, que les sonneries ne les réveillaient plus; et il fallait les mettre debout, les tirer de ce néant à coups de pied.
-Mais qu'est-ce qu'on fiche, qu'est-ce qu'on fiche de nous? répétait Prosper, pour secouer cette torpeur irrésistible.
Le canon tonnait depuis six heures. En montant sur un coteau, il avait eu deux camarades tués par un obus, à côté de lui; et, plus loin, trois autres encore étaient restés par terre, la peau trouée de balles, sans qu'on pût savoir d'où elles venaient. C'était exaspérant, cette promenade militaire, inutile et dangereuse, au travers du champ de bataille. Enfin, vers une heure, il comprit qu'on se décidait à les faire tuer au moins proprement. Toute la division Margueritte, trois régiments de chasseurs d'Afrique, un de chasseurs de France et un de hussards, venait d'être réunie dans un pli de terrain, un peu au-dessous du calvaire, à gauche de la route. Les trompettes avaient sonné «pied à terre!» et le commandement des officiers retentit:
-Sanglez les chevaux, assurez les paquetages!
Descendu de cheval, Prosper s'étira, flatta Zéphir de la main. Ce pauvre Zéphir, il était aussi abruti que son maître, éreinté du bête de métier qu'on lui faisait faire. Avec ça, il portait un monde: le linge dans les fontes et le manteau roulé par-dessus, la blouse, le pantalon, le bissac avec les objets de pansage, derrière la selle, et en travers encore le sac des vivres, sans compter la peau de bouc, le bidon, la gamelle. Une pitié tendre noyait le coeur du cavalier, tandis qu'il serrait les sangles et qu'il s'assurait que tout cela tenait bien.
Ce fut un rude moment. Prosper, qui n'était pas plus poltron qu'un autre, alluma une cigarette, tant il avait la bouche sèche. Quand on va charger, chacun peut se dire: «cette fois, j'y reste!» Cela dura bien cinq ou six minutes, on racontait que le général Margueritte était allé en avant, pour reconnaître le terrain. On attendait. Les cinq régiments s'étaient formés en trois colonnes, chaque colonne avait sept escadrons de profondeur, de quoi donner à manger aux canons.
Tout d'un coup, les trompettes sonnèrent: à cheval! Et, presque aussitôt, une autre sonnerie éclata: sabre à la main!
Le colonel de chaque régiment avait déjà galopé, prenant sa place de bataille, à vingt-cinq mètres en avant du front. Les capitaines étaient à leur poste, en tête de leurs hommes. Et l'attente recommença, dans un silence de mort. Plus un bruit, plus un souffle sous l'ardent soleil. Les coeurs seuls battaient. Un ordre encore, le dernier, et cette masse immobile allait s'ébranler, se ruer d'un train de tempête.
Mais, à ce moment, sur la crête du coteau, un officier parut, à cheval, blessé, et que deux hommes soutenaient. On ne le reconnut pas d'abord. Puis, un grondement s'éleva, roula en une clameur furieuse. C'était le général Margueritte, dont une balle venait de traverser les joues, et qui devait en mourir. Il ne pouvait parler, il agita le bras, là-bas, vers l'ennemi. La clameur grandissait toujours.
-Notre général... Vengeons-le, vengeons-le!
Alors, le colonel du premier régiment, levant en l'air son sabre, cria d'une voix de tonnerre:
-Chargez!
Les trompettes sonnaient, la masse s'ébranla, d'abord au trot. Prosper se trouvait au premier rang, mais presque à l'extrémité de l'aile droite. Le grand danger est au centre, où le tir de l'ennemi s'acharne d'instinct. Lorsqu'on fut sur la crête du calvaire et que l'on commença à descendre de l'autre côté, vers la vaste plaine, il aperçut très nettement, à un millier de mètres, les carrés Prussiens sur lesquels on les jetait. D'ailleurs, il trottait comme dans un rêve, il avait une légèreté, un flottement d'être endormi, un vide extraordinaire de cervelle, qui le laissait sans une idée. C'était la machine qui allait, sous une impulsion irrésistible. On répétait: «sentez la botte! sentez la botte!» pour serrer les rangs le plus possible et leur donner une résistance de granit. Puis, à mesure que le trot s'accélérait, se changeait en galop enragé, les chasseurs d'Afrique poussaient, à la mode arabe, des cris sauvages, qui affolaient leurs montures. Bientôt, ce fut une course diabolique, un train d'enfer, ce furieux galop, ces hurlements féroces, que le crépitement des balles accompagnait d'un bruit de grêle, en tapant sur tout le métal, les gamelles, les bidons, le cuivre des uniformes et des harnais. Dans cette grêle, passait l'ouragan de vent et de foudre dont le sol tremblait, laissant au soleil une odeur de laine brûlée et de fauves en sueur.
À cinq cents mètres, Prosper culbuta, sous un remous effroyable, qui emportait tout. Il saisit Zéphir à la crinière, put se remettre en selle. Le centre criblé, enfoncé par la fusillade, venait de fléchir, tandis que les deux ailes tourbillonnaient, se repliaient pour reprendre leur élan. C'était l'anéantissement fatal et prévu du premier escadron. Les chevaux tués barraient le terrain, les uns foudroyés du coup, les autres se débattant dans une agonie violente; et l'on voyait les cavaliers démontés courir de toute la force de leurs petites jambes, cherchant un cheval. Déjà, les morts semaient la plaine, beaucoup de chevaux libres continuaient de galoper, revenaient d'eux-mêmes à leur place de combat, pour retourner au feu d'un train fou, comme attirés par la poudre. La charge fut reprise, le deuxième escadron s'avançait dans une furie grandissante, les hommes couchés sur l'encolure, tenant le sabre au genou, prêts à sabrer. Deux cents mètres encore furent franchis, au milieu de l'assourdissante clameur de tempête. Mais, de nouveau, sous les balles, le centre se creusait, les hommes et les bêtes tombaient, arrêtaient la course, de l'inextricable embarras de leurs cadavres. Et le deuxième escadron fut ainsi fauché à son tour, anéanti, laissant la place à ceux qui le suivaient.
Alors, dans l'entêtement héroïque, lorsque la troisième charge se produisit, Prosper se trouva mêlé à des hussards et à des chasseurs de France. Les régiments se confondaient, ce n'était plus qu'une vague énorme qui se brisait et se reformait sans cesse, pour remporter tout ce qu'elle rencontrait. Il n'avait plus notion de rien, il s'abandonnait à son cheval, ce brave Zéphir qu'il aimait tant et qu'une blessure à l'oreille semblait affoler. Maintenant, il était au centre, d'autres chevaux se cabraient, se renversaient autour de lui, des hommes étaient jetés à terre, comme par un coup de vent, tandis que d'autres, tués raides, restaient en selle, chargeaient toujours, les paupières vides. Et, cette fois, derrière les deux cents mètres que l'on gagna de nouveau, les chaumes reparurent couverts de morts et de mourants. Il y en avait dont la tête s'était enfoncée en terre. D'autres, tombés sur le dos, regardaient le soleil avec des yeux de terreur, sortis des orbites. Puis, c'était un grand cheval noir, un cheval d'officier, le ventre ouvert et qui tâchait vainement de se remettre debout, les deux pieds de devant pris dans ses entrailles. Sous le feu qui redoublait, les ailes tourbillonnèrent une fois encore, se replièrent pour revenir acharnées. Enfin, ce ne fut que le quatrième escadron, à la quatrième reprise, qui tomba dans les lignes Prussiennes. Prosper, le sabre haut, tapa sur des casques, sur des uniformes sombres, qu'il voyait dans un brouillard. Du sang coulait, il remarqua que Zéphir avait la bouche sanglante, et il s'imagina que c'était d'avoir mordu dans les rangs ennemis. La clameur autour de lui devenait telle, qu'il ne s'entendait plus crier, la gorge arrachée pourtant par le hurlement qui devait en sortir. Mais, derrière la première ligne Prussienne, il y en avait une autre, et puis une autre, et puis une autre. L'héroïsme demeurait inutile, ces masses profondes d'hommes étaient comme des herbes hautes où chevaux et cavaliers disparaissaient. On avait beau en raser, il y en avait toujours. Le feu continuait avec une telle intensité, à bout portant, que des uniformes s'enflammèrent. Tout sombra, un engloutissement parmi les baïonnettes, au milieu des poitrines défoncées et des crânes fendus. Les régiments allaient y laisser les deux tiers de leur effectif, il ne restait de cette charge fameuse que la glorieuse folie de l'avoir tentée. Et, brusquement, Zéphir, atteint d'une balle en plein poitrail, s'abattit, écrasant sous lui la hanche droite de Prosper, dont la douleur fut si vive, qu'il perdit connaissance.