VI
Sur la terrasse haute, où il était monté pour se rendre compte de la situation, Delaherche finit par être agité d'une nouvelle impatience de savoir. Il voyait bien que les obus passaient par- dessus la ville, et que les trois ou quatre qui avaient crevé les toits des maisons environnantes, ne devaient être que de rares réponses au tir si lent, si peu efficace du Palatinat. Mais il ne distinguait rien de la bataille, et c'était en lui un besoin immédiat de renseignements, que fouettait la peur de perdre dans la catastrophe sa fortune et sa vie. Il descendit, laissant la lunette braquée là-bas, vers les batteries allemandes.
En bas, pourtant, l'aspect du jardin central de la fabrique le retint un moment. Il était près d'une heure, et l'ambulance s'encombrait de blessés. La file des voitures ne cessait plus sous le porche. Déjà, les voitures réglementaires, celles à deux roues, celles à quatre roues, manquaient. On voyait apparaître des prolonges d'artillerie, des fourragères, des fourgons à matériel, tout ce qu'on pouvait réquisitionner sur le champ de bataille; même il finissait par arriver des carrioles et des charrettes de cultivateurs, prises dans les fermes, attelées de chevaux errants. Et, là-Dedans, on empilait les hommes ramassés par les ambulances volantes de premiers secours, pansés à la hâte. C'était un déchargement affreux de pauvres gens les uns d'une pâleur verdâtre, les autres violacés de congestion; beaucoup étaient évanouis, d'autres poussaient des plaintes aiguës; il y en avait, frappés de stupeur, qui s'abandonnaient aux infirmiers avec des yeux épouvantés, tandis que quelques-uns, dès qu'on les touchait, expiraient dans la secousse. L'envahissement devenait tel, que tous les matelas de la vaste salle basse allaient être occupés, et que le major Bouroche donnait des ordres, pour qu'on utilisât la paille dont il avait fait faire une large litière, à l'une des extrémités. Lui et ses aides, cependant, suffisaient encore aux opérations. Il s'était contenté de demander une nouvelle table, avec un matelas et une toile cirée, sous le hangar où l'on opérait. Vivement, un aide tamponnait une serviette imbibée de chloroforme sous le nez des patients. Les minces couteaux d'acier luisaient, les scies avaient à peine un petit bruit de râpe, le sang coulait par jets brusques, arrêtés tout de suite. On apportait, on remportait les opérés, dans un va-et-vient rapide, à peine le temps de donner un coup d'éponge sur la toile cirée. Et, au bout de la pelouse, derrière un massif de cytises, dans le charnier qu'on avait dû établir et où l'on se débarrassait des morts, on allait jeter aussi les jambes et les bras coupés, tous les débris de chair et d'os restés sur les tables.
Assises au pied d'un des grands arbres, Madame Delaherche et Gilberte n'arrivaient plus à rouler assez de bandes. Bouroche qui passa, la face enflammée, son tablier déjà rouge, jeta un paquet de linge à Delaherche, en criant:
-Tenez! faites donc quelque chose, rendez-vous utile!
Mais le fabricant protesta.
-Pardon! il faut que je retourne aux nouvelles. On ne sait plus si l'on vit.
Puis, effleurant de ses lèvres les cheveux de sa femme:
-Ma pauvre Gilberte, dire qu'un obus peut tout allumer ici! C'est effrayant.
Elle était très pâle, elle leva la tête, jeta un coup d'oeil autour d'elle, avec un frisson. Puis, l'involontaire, l'invincible sourire revint sur ses lèvres.
-Oh! oui, effrayant, tous ces hommes que l'on coupe... C'est drôle que je reste là, sans m'évanouir.
Madame Delaherche avait regardé son fils baiser les cheveux de la jeune femme. Elle eut un geste, comme pour l'écarter, en songeant à l'autre, à l'homme qui avait dû baiser aussi ces cheveux-là, la nuit dernière. Mais ses vieilles mains tremblèrent, elle murmura:
-Que de souffrances, mon Dieu! On oublie les siennes.
Delaherche partit, en expliquant qu'il allait revenir tout de suite, avec des renseignements certains. Dès la rue Maqua, il fut surpris du nombre de soldats qui rentraient, sans armes, l'uniforme en lambeaux, souillé de poussière. Il ne put d'ailleurs tirer aucun détail précis de ceux qu'il s'efforça d'interroger: les uns répondaient, hébétés, qu'ils ne savaient pas; les autres en disaient si long, dans une telle furie de gestes, une telle exaltation de paroles, qu'ils ressemblaient à des fous. Machinalement, alors, il se dirigea de nouveau vers la Sous-Préfecture, avec la pensée que toutes les nouvelles affluaient là. Comme il traversait la place du collège, deux canons, sans doute les deux seules pièces qui restaient d'une batterie, arrivèrent au galop, s'échouèrent contre un trottoir. Dans la Grande-Rue, il dut s'avouer que la ville commençait à s'encombrer des premiers fuyards: trois hussards démontés, assis sous une porte, se partageaient un pain; deux autres, à petits pas, menaient leurs chevaux par la bride, ignorant à quelle écurie les conduire; des officiers couraient éperdus, sans avoir l'air de savoir où ils allaient. Sur la place Turenne, un sous-lieutenant lui conseilla de ne pas s'attarder, car des obus y tombaient fréquemment, un éclat venait même d'y briser la grille qui entourait la statue du grand capitaine, vainqueur du Palatinat. Et, en effet, comme il filait rapidement dans la rue de la Sous-Préfecture, il vit deux projectiles éclater, avec un fracas épouvantable, sur le pont de Meuse.
Il restait planté devant la loge du concierge, cherchant un prétexte pour demander et questionner un des aides de camp, lorsqu'une voix jeune l'appela.
-Monsieur Delaherche!... Entrez vite, il ne fait pas bon dehors.
C'était Rose, son ouvrière, à laquelle il ne songeait pas. Grâce à elle, toutes les portes allaient s'ouvrir. Il entra dans la loge, consentit à s'asseoir.
-Imaginez-vous que maman en est malade, elle s'est couchée. Vous voyez, il n'y a que moi, parce que papa est garde national à la citadelle... Tout à l'heure, l'empereur a voulu montrer encore qu'il était brave, et il est ressorti, il a pu aller au bout de la rue, jusqu'au pont. Un obus est même tombé devant lui, le cheval d'un de ses écuyers a été tué. Et puis, il est revenu... N'est-ce pas, que voulez-vous qu'il fasse?
-Alors, vous savez où nous en sommes... Qu'est-ce qu'ils disent, ces messieurs?
Elle le regarda, étonnée. Elle restait d'une fraîcheur gaie, avec ses cheveux fins, ses yeux clairs d'enfant qui s'agitait, empressée, au milieu de ces abominations, sans trop les comprendre.
-Non, je ne sais rien... Vers midi, j'ai monté une lettre pour le maréchal De Mac-Mahon. L'empereur était avec lui... Ils sont restés près d'une heure enfermés ensemble, le maréchal dans son lit, l'empereur assis contre le matelas, sur une chaise... ça, je le sais, parce que je les ai vus, quand on a ouvert la porte.
-Alors, qu'est-ce qu'ils se disaient?
De nouveau, elle le regarda, et elle ne put s'empêcher de rire.
-Mais je ne sais pas, comment voulez-vous que je sache? Personne au monde ne sait ce qu'ils se sont dit.