Puis, à côté, sous le hangar où l'on opérait, c'était une autre horreur. Dans cette première bousculade, on ne procédait qu'aux opérations urgentes, celles que nécessitait l'état désespéré des blessés. Toute crainte d'hémorragie décidait Bouroche à l'amputation immédiate. De même, il n'attendait pas pour chercher les projectiles au fond des plaies et les enlever, s'ils s'étaient logés dans quelque zone dangereuse, la base du cou, la région de l'aisselle, la racine de la cuisse, le pli du coude ou le jarret. Les autres blessures, qu'il préférait laisser en observation, étaient simplement pansées par les infirmiers, sur ses conseils. Déjà, il avait fait pour sa part quatre amputations, en les espaçant, en se donnant le repos d'extraire quelques balles entre les opérations graves; et il commençait à se fatiguer. Il n'y avait que deux tables, la sienne et une autre, où travaillait un de ses aides. On venait de tendre un drap entre les deux, afin que les opérés ne pussent se voir. Et l'on avait beau les laver à l'éponge, les tables restaient rouges; tandis que les seaux qu'on allait jeter à quelques pas, sur une corbeille de marguerites, ces seaux dont un verre de sang suffisait à rougir l'eau claire, semblaient être des seaux de sang pur, des volées de sang noyant les fleurs de la pelouse. Bien que l'air entrât librement, une nausée montait de ces tables, de ces linges, de ces trousses, dans l'odeur fade du chloroforme.
Pitoyable en somme, Delaherche frémissait de compassion, lorsque l'entrée d'un landau, sous le porche, l'intéressa. On n'avait plus trouvé sans doute que cette voiture de maître, et l'on y avait entassé des blessés. Ils y tenaient huit, les uns sur les autres. Le fabricant eut un cri de surprise terrifiée, en reconnaissant, dans le dernier qu'on descendit, le capitaine Beaudoin.
-Oh! mon pauvre ami!... Attendez! Je vais appeler ma mère et ma femme.
Elles accoururent, laissant le soin de rouler des bandes à deux servantes. Les infirmiers qui avaient saisi le capitaine, l'emportaient dans la salle; et ils allaient le coucher en travers d'un tas de paille, lorsque Delaherche aperçut, sur un matelas, un soldat qui ne bougeait plus, la face terreuse, les yeux ouverts.
-Dites donc, mais il est mort, celui-là!
-Tiens! C'est vrai, murmura un infirmier. Pas la peine qu'il encombre!
Lui et un camarade prirent le corps, l'emportèrent au charnier qu'on avait établi derrière les cytises. Une douzaine de morts, déjà, s'y trouvaient rangés, raidis dans le dernier râle, les uns les pieds étirés, comme allongés par la souffrance, les autres déjetés, tordus en des postures atroces. Il y en avait qui ricanaient, les yeux blancs, les dents à nu sous les lèvres retroussées; tandis que plusieurs, la figure longue, affreusement triste, pleuraient encore de grosses larmes. Un, très jeune, petit et maigre, la tête à moitié emportée, serrait sur son coeur, de ses deux mains convulsives, une photographie de femme, une de ces pâles photographies de faubourg, éclaboussée de sang. Et, aux pieds des morts, pêle-mêle, des jambes et des bras coupés s'entassaient aussi, tout ce qu'on rognait, tout ce qu'on abattait sur les tables d'opération, le coup de balai de la boutique d'un boucher, poussant dans un coin les déchets, la chair et les os.
Devant le capitaine Beaudoin, Gilberte avait frémi. Mon Dieu! Qu'il était pâle, couché sur ce matelas, la face toute blanche sous la saleté qui la souillait! Et la pensée que, quelques heures auparavant, il l'avait tenue entre ses bras, plein de vie et sentant bon, la glaçait d'effroi. Elle s'était agenouillée.
-Quel malheur, mon ami! Mais ce n'est rien, n'est-ce pas?
Et, machinalement, elle avait tiré son mouchoir, elle lui en essuyait la figure, ne pouvant le tolérer ainsi, sali de sueur, de terre et de poudre. Il lui semblait qu'elle le soulageait, en le nettoyant un peu.
-N'est-ce pas? ce n'est rien, ce n'est que votre jambe.
Le capitaine, dans une sorte de somnolence, ouvrait les yeux, péniblement. Il avait reconnu ses amis, il s'efforçait de leur sourire.
-Oui, la jambe seulement... Je n'ai pas même senti le coup, j'ai cru que je faisais un faux pas et que je tombais...
Mais il parlait avec difficulté.
-Oh! J'ai soif, j'ai soif!
Alors, Madame Delaherche, penchée à l'autre bord du matelas, s'empressa. Elle courut chercher un verre et une carafe d'eau, dans laquelle on avait versé un peu de cognac. Et, lorsque le capitaine eut vidé le verre avidement, elle dut partager le reste de la carafe aux blessés voisins: toutes les mains se tendaient, des voix ardentes la suppliaient. Un zouave, qui ne put en avoir, sanglota.
Delaherche, cependant, tâchait de parler au major, afin d'obtenir, pour le capitaine, un tour de faveur. Bouroche venait d'entrer dans la salle, avec son tablier sanglant, sa large face en sueur, que sa crinière léonine semblait incendier; et, sur son passage, les hommes se soulevaient, voulaient l'arrêter, chacun brûlant de passer tout de suite, d'être secouru et de savoir: «à moi, monsieur le major, à moi!» des balbutiements de prière le suivaient, des doigts tâtonnants effleuraient ses vêtements. Mais lui, tout à son affaire, soufflant de lassitude, organisait son travail, sans écouter personne. Il se parlait à voix haute, il les comptait du doigt, leur donnait des numéros, les classait: celui- ci, celui-là, puis cet autre; un, deux, trois; une mâchoire, un bras, une cuisse; tandis que l'aide qui l'accompagnait, tendait l'oreille, pour tâcher de se souvenir.
-Monsieur le major, dit Delaherche, il y a là un capitaine, le capitaine Beaudoin...
Bouroche l'interrompit.
-Comment, Beaudoin est ici!... Ah! le pauvre bougre!
Il alla se planter devant le blessé. Mais, d'un coup d'oeil, il dut voir la gravité du cas, car il reprit aussitôt, sans même se baisser pour examiner la jambe atteinte:
-Bon! on va me l'apporter tout de suite, dès que j'aurai fait l'opération qu'on prépare.