Alors, quand elle vit Bouroche s'approcher avec le couteau mince, Gilberte ne put en supporter davantage.
-Non, non, c'est affreux!
Et elle défaillait, elle s'appuya sur Madame Delaherche, qui avait dû avancer le bras pour l'empêcher de tomber.
-Mais pourquoi restez-vous?
Toutes deux, cependant, demeurèrent. Elles tournaient la tête, ne voulant plus voir, immobiles et tremblantes, serrées l'une contre l'autre, malgré leur peu de tendresse.
Ce fut sûrement à cette heure de la journée que le canon tonna le plus fort. Il était trois heures, et Delaherche, désappointé, exaspéré, déclarait n'y plus rien comprendre. Maintenant, il devenait hors de doute que, loin de se taire, les batteries Prussiennes redoublaient leur feu. Pourquoi? Que se passait-il? C'était un bombardement d'enfer, le sol tremblait, l'air s'embrasait. Autour de Sedan, la ceinture de bronze, les huit cents pièces des armées allemandes tiraient à la fois, foudroyaient les champs voisins d'un tonnerre continu; et ce feu convergent, toutes les hauteurs environnantes frappant au centre, aurait brûlé et pulvérisé la ville en deux heures. Le pis était que des obus recommençaient à tomber sur les maisons. Des fracas plus fréquents retentissaient. Il en éclata un rue des Voyards Un autre écorna une cheminée haute de la fabrique, et des gravats dégringolèrent devant le hangar.
Bouroche leva les yeux, grognant:
-Est-ce qu'ils vont nous achever nos blessés? ... C'est insupportable, ce vacarme!
Cependant, l'infirmier tenait allongée la jambe du capitaine; et, d'une rapide incision circulaire, le major coupa la peau, au- dessous du genou, cinq centimètres plus bas que l'endroit où il comptait scier les os. Puis, vivement, à l'aide du même couteau mince, qu'il ne changeait pas pour aller vite, il détacha la peau, la releva tout autour, ainsi que l'écorce d'une orange qu'on pèle. Mais, comme il allait trancher les muscles, un infirmier s'approcha, lui parla à l'oreille.
-Le numéro deux vient de couler.
Dans l'effroyable bruit, le major n'entendit pas.
-Parlez donc plus haut, nom de Dieu! J'ai les oreilles en sang, avec leur sacré canon.
-Le numéro deux vient de couler.
-Qui ça, le numéro deux?
-Le bras.
-Ah! bon!... Eh bien! vous apporterez le trois, la mâchoire.
Et, avec une adresse extraordinaire, sans se reprendre, il trancha les muscles d'une seule entaille, jusqu'aux os. Il dénuda le tibia et le péroné, introduisit entre eux la compresse à trois chefs, pour les maintenir. Puis, d'un trait de scie unique, il les abattit. Et le pied resta aux mains de l'infirmier qui le tenait.
Peu de sang coula, grâce à la compression que l'aide exerçait plus haut, autour de la cuisse. La ligature des trois artères fut rapidement faite. Mais le major secouait la tête; et, quand l'aide eut enlevé ses doigts, il examina la plaie, en murmurant, certain que le patient ne pouvait encore l'entendre:
-C'est ennuyeux, les artérioles ne donnent pas de sang.
Puis, d'un geste, il acheva son diagnostic: encore un pauvre bougre de fichu! Et, sur son visage en sueur, la fatigue et la tristesse immenses avaient reparu, cette désespérance de l'»à quoi bon?», puisqu'on n'en sauvait pas quatre sur dix. Il s'essuya le front, il se mit à rabattre la peau et à faire les trois sutures d'approche.
Gilberte venait de se retourner. Delaherche lui avait dit que c'était fait, qu'elle pouvait voir. Pourtant, elle aperçut le pied du capitaine que l'infirmier emportait derrière les cytises. Le charnier s'augmentait toujours, deux nouveaux morts s'y allongeaient, l'un la bouche démesurément ouverte et noire, ayant l'air de hurler encore, l'autre rapetissé par une abominable agonie, redevenu à la taille d'un enfant chétif et contrefait. Le pis était que le tas des débris finissait par déborder dans l'allée voisine. Ne sachant où poser convenablement le pied du capitaine, l'infirmier hésita, se décida enfin à le jeter sur le tas.
-Eh bien! voilà qui est fait, dit le major à Beaudoin qu'on réveillait. Vous êtes hors d'affaire.
Mais le capitaine n'avait pas la joie du réveil, qui suit les opérations heureuses. Il se redressa un peu, retomba, bégayant d'une voix molle:
-Merci, major. J'aime mieux que ce soit fini.
Cependant, il sentit la cuisson du pansement à l'alcool. Et, comme on approchait le brancard pour le remporter, une terrible détonation ébranla la fabrique entière: c'était un obus qui venait d'éclater en arrière du hangar, dans la petite cour où se trouvait la pompe. Des vitres volèrent en éclats, tandis qu'une épaisse fumée envahissait l'ambulance. Dans la salle, une panique avait soulevé les blessés de leur couche de paille, et tous criaient d'épouvante, et tous voulaient fuir.
Delaherche se précipita, affolé, pour juger des dégâts. Est-ce qu'on allait lui démolir, lui incendier sa maison, à présent? Que se passait-il donc? Puisque l'empereur voulait qu'on cessât, pourquoi avait-on recommencé?
-Nom de Dieu! remuez-vous! cria Bouroche aux infirmiers figés de terreur. Lavez-moi la table, apportez-moi le numéro trois!
On lava la table, on jeta une fois encore les seaux d'eau rouge à la volée, au travers de la pelouse. La corbeille de marguerites n'était plus qu'une bouillie sanglante, de la verdure et des fleurs hachées dans du sang. Et le major, à qui on avait apporté le numéro trois, se mit, pour se délasser un peu, à chercher une balle qui, après avoir fracassé le maxillaire inférieur, devait s'être logée sous la langue. Beaucoup de sang coulait et lui engluait les doigts.
Dans la salle, le capitaine Beaudoin était de nouveau couché sur son matelas. Gilberte et Madame Delaherche avaient suivi le brancard. Delaherche lui-même, malgré son agitation, vint causer un moment.
-Reposez-vous, capitaine. Nous allons faire préparer une chambre, nous vous prendrons chez nous.
Mais, dans sa prostration, le blessé eut un réveil, une minute de lucidité.
-Non, je crois bien que je vais mourir.
Et il les regardait tous les trois, les yeux élargis, pleins de l'épouvante de la mort.
-Oh! Capitaine, qu'est-ce que vous dites là? murmura Gilberte en s'efforçant de sourire, toute glacée. Vous serez debout dans un mois.
Il secouait la tête, il ne regardait plus qu'elle, avec un immense regret de la vie dans les yeux, une lâcheté de s'en aller ainsi, trop jeune, sans avoir épuisé la joie d'être.
-Je vais mourir, je vais mourir... Ah! c'est affreux...
Puis, tout d'un coup, il aperçut son uniforme souillé et déchiré, ses mains noires, et il parut souffrir de son état, devant des femmes. Une honte lui vint de s'abandonner ainsi, la pensée qu'il manquait de correction acheva de lui rendre toute une bravoure. Il réussit à reprendre d'une voix gaie:
-Seulement, si je meurs, je voudrais mourir les mains propres... Madame, vous seriez bien aimable de mouiller une serviette et de me la donner.
Gilberte courut, revint avec la serviette, voulut lui en frotter les mains elle-même. À partir de ce moment, il montra un très grand courage, soucieux de finir en homme de bonne compagnie. Delaherche l'encourageait, aidait sa femme à l'arranger d'une façon convenable. Et la vieille Madame Delaherche, devant ce mourant, lorsqu'elle vit le ménage s'empresser ainsi, sentit s'en aller sa rancune. Une fois encore elle se tairait, elle qui savait et qui s'était juré de tout dire à son fils. À quoi bon désoler la maison, puisque la mort emportait la faute?