Ce fut fini presque tout de suite. Le capitaine Beaudoin, qui s'affaiblissait, retomba dans son accablement. Une sueur glacée lui inondait le front et le cou. Il rouvrit un instant les yeux, tâtonna comme s'il eût cherché une couverture imaginaire, qu'il se mit à remonter jusqu'à son menton, les mains tordues, d'un mouvement doux et entêté.
-Oh! j'ai froid, j'ai bien froid.
Et il passa, il s'éteignit, sans hoquet, et son visage tranquille, aminci, garda une expression d'infinie tristesse.
Delaherche veilla à ce que le corps, au lieu d'être porté au charnier, fût déposé dans une remise voisine. Il voulait forcer Gilberte, toute bouleversée et pleurante, à se retirer chez elle. Mais elle déclara qu'elle aurait trop peur maintenant, seule, et qu'elle préférait rester avec sa belle-mère, dans l'agitation de l'ambulance, où elle s'étourdissait. Déjà, elle courait donner à boire à un chasseur d'Afrique que la fièvre faisait délirer, elle aidait un infirmier à panser la main d'un petit soldat, une recrue de vingt ans, qui était venu, à pied, du champ de bataille, le pouce emporté; et, comme il était gentil et drôle, plaisantant sa blessure d'un air insouciant de parisien farceur, elle finit par s'égayer avec lui.
Pendant l'agonie du capitaine, la canonnade semblait avoir augmenté encore, un deuxième obus était tombé dans le jardin, brisant un des arbres centenaires. Des gens affolés criaient que tout Sedan brûlait, un incendie considérable s'étant déclaré dans le faubourg de la cassine. C'était la fin de tout, si ce bombardement continuait longtemps avec une pareille violence.
-Ce n'est pas possible, j'y retourne! dit Delaherche hors de lui.
-Où donc? demanda Bouroche.
-Mais à la Sous-Préfecture, pour savoir si l'empereur se moque de nous, quand il parle de faire hisser le drapeau blanc.
Le major resta quelques secondes étourdi par cette idée du drapeau blanc, de la défaite, de la capitulation, qui tombait au milieu de son impuissance à sauver tous les pauvres bougres en bouillie, qu'on lui amenait. Il eut un geste de furieuse désespérance.
-Allez au diable! Nous n'en sommes pas moins tous foutus!
Dehors, Delaherche éprouva une difficulté plus grande à se frayer un passage parmi les groupes qui avaient grossi. Les rues, de minute en minute, s'emplissaient davantage, du flot des soldats débandés. Il questionna plusieurs des officiers qu'il rencontra: aucun n'avait aperçu le drapeau blanc sur la citadelle. Enfin, un colonel déclara l'avoir entrevu un instant, le temps de le hisser et de l'abattre. Cela aurait tout expliqué, soit que les allemands n'eussent pu le voir, soit que, l'ayant vu apparaître et disparaître, ils eussent redoublé leur feu, en comprenant que l'agonie était proche. Même une histoire circulait déjà, la folle colère d'un général, qui s'était précipité, à l'apparition du drapeau blanc, l'avait arraché de ses mains, brisant la hampe, foulant le linge. Et les batteries Prussiennes tiraient toujours, les projectiles pleuvaient sur les toits et dans les rues, des maisons brûlaient, une femme venait d'avoir la tête broyée, au coin de la place Turenne.
À la Sous-Préfecture, Delaherche ne trouva pas Rose dans la loge du concierge. Toutes les portes étaient ouvertes, la déroute commençait. Alors, il monta, ne se heurtant que dans des gens effarés, sans que personne lui adressât la moindre question. Au premier étage, comme il hésitait, il rencontra la jeune fille.
-Oh! Monsieur Delaherche, ça se gâte... Tenez! Regardez vite, si vous voulez voir l'empereur.
En effet, à gauche, une porte, mal fermée, bâillait; et, par cette fente, on apercevait l'empereur, qui avait repris sa marche chancelante, de la cheminée à la fenêtre. Il piétinait, ne s'arrêtait pas, malgré d'intolérables souffrances.
Un aide de camp venait d'entrer, celui qui avait si mal refermé la porte, et l'on entendit l'empereur qui lui demandait, d'une voix énervée de désolation:
-Mais enfin, monsieur, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai fait hisser le drapeau blanc?
C'était son tourment devenu insupportable, ce canon qui ne cessait pas, qui augmentait de violence, à chaque minute. Il ne pouvait s'approcher de la fenêtre, sans en être frappé au coeur. Encore du sang, encore des vies humaines fauchées par sa faute! Chaque minute entassait d'autres morts, inutilement. Et, dans sa révolte de rêveur attendri, il avait déjà, à plus de dix reprises, adressé sa question désespérée aux personnes qui entraient.
-Mais enfin, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai fait hisser le drapeau blanc?
L'aide de camp murmura une réponse, que Delaherche ne put saisir. Du reste, l'empereur ne s'était pas arrêté, cédant quand même à son besoin de retourner devant cette fenêtre, où il défaillait, dans le tonnerre continu de la canonnade. Sa pâleur avait grandi encore, sa longue face, morne et tirée, mal essuyée du fard du matin, disait son agonie.
À ce moment, un petit homme vif, l'uniforme poussiéreux, dans lequel Delaherche reconnut le général Lebrun, traversa le palier, poussa la porte, sans se faire annoncer. Et, tout de suite, une fois de plus, on distingua la voix anxieuse de l'empereur.
-Mais enfin, général, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai fait hisser le drapeau blanc?
L'aide de camp sortait, la porte fut refermée, et Delaherche ne put même entendre la réponse du général. Tout avait disparu.
-Ah! répéta Rose, ça se gâte, je le comprends bien, à la mine de ces messieurs. C'est comme ma nappe, je ne la reverrai pas, il y en a qui disent qu'on l'a déchirée... Dans tout ça, c'est l'empereur qui me fait de la peine, car il est plus malade que le maréchal, il serait mieux dans son lit que dans cette pièce, où il se ronge à toujours marcher.
Elle était très émue, sa jolie figure blonde exprimait une pitié sincère. Aussi Delaherche, dont la ferveur bonapartiste se refroidissait singulièrement depuis deux jours, la trouva-t-il un peu sotte. En bas, pourtant, il resta encore un instant avec elle, guettant le départ du général Lebrun. Et, quand celui-ci reparut, il le suivit.
Le général Lebrun avait expliqué à l'empereur que, si l'on voulait demander un armistice, il fallait qu'une lettre, signée du commandant en chef de l'armée Française, fût remise au commandant en chef des armées allemandes. Puis, il s'était offert pour écrire cette lettre et pour se mettre à la recherche du général de Wimpffen, qui la signerait. Il emportait la lettre, il n'avait que la crainte de ne pas trouver ce dernier, ignorant sur quel point du champ de bataille il pouvait être. Dans Sedan, d'ailleurs, la cohue devenait telle, qu'il dut marcher au pas de son cheval; ce qui permit à Delaherche de l'accompagner jusqu'à la porte du Ménil.
Mais, sur la route, le général Lebrun prit le galop, et il eut la chance, comme il arrivait à Balan, d'apercevoir le général de Wimpffen. Celui-ci, quelques minutes plus tôt, avait écrit à l'empereur: «sire, venez vous mettre à la tête de vos troupes, elles tiendront à honneur de vous ouvrir un passage à travers les lignes ennemies.» aussi entra-t-il dans une furieuse colère, au seul mot d'armistice. Non, non! Il ne signerait rien, il voulait se battre! Il était trois heures et demie. Et ce fut peu de temps après qu'eut lieu la tentative héroïque et désespérée, cette poussée dernière, pour ouvrir une trouée au travers des Bavarois, en marchant une fois encore sur Bazeilles. Par les rues de Sedan, par les champs voisins, afin de rendre du coeur aux troupes, on mentait, on criait: «Bazaine arrive! Bazaine arrive!» depuis le matin, c'était le rêve de beaucoup, on croyait entendre le canon de l'armée de Metz, à chaque batterie nouvelle que démasquaient les allemands. Douze cents hommes environ furent réunis, des soldats débandés de tous les corps, où toutes les armes se mêlaient; et la petite colonne se lança glorieusement, sur la route balayée de mitraille, au pas de course. D'abord, ce fut superbe, les hommes qui tombaient n'arrêtaient pas l'élan des autres, on parcourut près de cinq cents mètres avec une véritable furie de courage. Mais, bientôt, les rangs s'éclaircirent, les plus braves se replièrent. Que faire contre l'écrasement du nombre? Il n'y avait là que la témérité folle d'un chef d'armée qui ne voulait pas être vaincu. Et le général de Wimpffen finit par se trouver seul avec le général Lebrun, sur cette route de Balan et de Bazeilles, qu'ils durent définitivement abandonner. Il ne restait qu'à battre en retraite sous les murs de Sedan.