Maurice, à qui elle expliquait brièvement son projet, l'approuva.
-Le cousin Dubreuil a toujours été bon pour nous... Il te sera utile...
Puis, une idée lui vint à lui-même. Le lieutenant Rochas voulait sauver le drapeau. Déjà, l'on avait proposé de le couper, d'en emporter chacun un morceau sous sa chemise, ou bien de l'enfouir au pied d'un arbre, en prenant des points de repère, qui auraient permis de l'exhumer plus tard. Mais ce drapeau lacéré, ce drapeau enterré comme un mort, leur serrait trop le coeur. Ils auraient voulu trouver autre chose.
Aussi, lorsque Maurice leur proposa de remettre le drapeau à quelqu'un de sûr, qui le cacherait, le défendrait au besoin, jusqu'au jour où il le rendrait intact, tous acceptèrent.
-Eh bien! reprit le jeune homme en s'adressant à sa soeur, nous allons avec toi voir si Dubreuil est à l'ermitage... D'ailleurs, je ne veux plus te quitter.
Ce n'était pas facile de se dégager de la cohue. Ils y parvinrent, se jetèrent dans un chemin creux qui montait vers la gauche. Alors, ils tombèrent au milieu d'un véritable dédale de sentiers et de ruelles, tout un faubourg fait de cultures maraîchères, de jardins, de maisons de plaisance, de petites propriétés enchevêtrées les unes dans les autres; et ces sentiers, ces ruelles, filaient entre des murs, tournaient à angles brusques, aboutissaient à des impasses: un merveilleux camp retranché pour la guerre d'embuscade, des coins que dix hommes pouvaient défendre pendant des heures contre un régiment. Déjà, des coups de feu y pétillaient, car le faubourg dominait Sedan, et la garde Prussienne arrivait, de l'autre côté du vallon.
Lorsque Maurice et Henriette, que suivaient les autres, eurent tourné à gauche, puis à droite, entre deux interminables murailles, ils débouchèrent tout d'un coup devant la porte grande ouverte de l'ermitage. La propriété, avec son petit parc, s'étageait en trois larges terrasses; et c'était sur une de ces terrasses que le corps de logis se dressait, une grande maison carrée, à laquelle conduisait une allée d'ormes séculaires. En face, séparées par l'étroit vallon, profondément encaissé, se trouvaient d'autres propriétés, à la lisière d'un bois.
Henriette s'inquiéta de cette porte brutalement ouverte.
-Ils n'y sont plus, ils auront dû partir.
En effet, Dubreuil s'était résigné, la veille, à emmener sa femme et ses enfants à Bouillon, dans la certitude du désastre qu'il prévoyait. Pourtant, la maison n'était pas vide, une agitation s'y faisait remarquer de loin, à travers les arbres. Comme la jeune femme se hasardait dans la grande allée, elle recula, devant le cadavre d'un soldat Prussien.
-Fichtre! s'écria Rochas, on s'est donc cogné déjà par ici!
Tous alors voulurent savoir, poussèrent jusqu'à l'habitation; et ce qu'ils virent les renseigna: les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée avaient dû être enfoncées à coups de crosse, les ouvertures bâillaient sur les pièces mises à sac, tandis que des meubles, jetés dehors, gisaient sur le gravier de la terrasse, au bas du perron. Il y avait surtout là tout un meuble de salon bleu- Ciel, le canapé et les douze fauteuils, rangés au petit bonheur, pêle-mêle, autour d'un grand guéridon, dont le marbre blanc s'était fendu. Et des zouaves, des chasseurs, des soldats de la ligne, d'autres appartenant à l'infanterie de marine, couraient derrière les bâtiments et dans l'allée, lâchant des coups de feu sur le petit bois d'en face, par-dessus le vallon.
-Mon lieutenant, expliqua un zouave à Rochas, ce sont des salops de Prussiens, que nous avons trouvés en train de tout saccager ici. Vous voyez, nous leur avons réglé leur compte... Seulement, les salops reviennent dix contre un, ça ne va pas être commode.
Trois autres cadavres de soldats Prussiens s'allongeaient sur la terrasse. Comme Henriette, cette fois, les regardait fixement, sans doute avec la pensée de son mari, qui lui aussi dormait là- bas, défiguré dans le sang et la poussière, une balle, près de sa tête, frappa un arbre qui se trouvait derrière elle. Jean s'était précipité.
-Ne restez pas là!... Vite, vite, cachez-vous dans la maison!
Depuis qu'il l'avait revue, si changée, si éperdue de détresse, il la regardait d'un coeur crevé de pitié, en se la rappelant telle qu'elle lui était apparue, la veille, avec son sourire de bonne ménagère. D'abord, il n'avait rien trouvé à lui dire, ne sachant même pas si elle le reconnaissait. Il aurait voulu se dévouer pour elle, lui rendre de la tranquillité et de la joie.
-Attendez-nous dans la maison... Dès qu'il y aura du danger, nous trouverons bien à vous faire sauver par là-haut.
Mais elle eut un geste d'indifférence.
-À quoi bon?
Cependant, son frère la poussait lui aussi, et elle dut monter les marches, rester un instant au fond du vestibule, d'où son regard enfilait l'allée. Dès lors, elle assista au combat.
Derrière un des premiers ormes, se tenaient Maurice et Jean. Les troncs centenaires, d'une ampleur géante, pouvaient aisément abriter deux hommes. Plus loin, le clairon Gaude avait rejoint le lieutenant Rochas, qui s'obstinait à garder le drapeau, puisqu'il ne pouvait le confier à personne; et il l'avait posé près de lui, contre l'arbre, pendant qu'il faisait le coup de feu. Chaque tronc, d'ailleurs, était habité. Les zouaves, les chasseurs, les soldats de l'infanterie de marine, d'un bout de l'allée à l'autre, s'effaçaient, n'allongeaient la tête que pour tirer.
En face, dans le petit bois, le nombre des Prussiens devait augmenter sans cesse, car la fusillade devenait plus vive. On ne voyait personne, à peine le profil rapide d'un homme, par instants, qui sautait d'un arbre à un autre. Une maison de campagne, aux volets verts, se trouvait également occupée par des tirailleurs, dont les coups de feu partaient des fenêtres entr'ouvertes du rez-de-chaussée. Il était environ quatre heures, le bruit du canon se ralentissait, se taisait peu à peu; et l'on était là, à se tuer encore, comme pour une querelle personnelle, au fond de ce trou écarté, d'où l'on ne pouvait apercevoir le drapeau blanc, hissé sur le donjon. Jusqu'à la nuit noire, malgré l'armistice, il y eut ainsi des coins de bataille qui s'entêtèrent, on entendit la fusillade persister dans le faubourg du fond de Givonne et dans les jardins du Petit-Pont.