Longtemps, on continua de la sorte à se cribler de balles, d'un bord du vallon à l'autre. De temps en temps, dès qu'il avait l'imprudence de se découvrir, un homme tombait, la poitrine trouée. Dans l'allée, il y avait trois nouveaux morts. Un blessé, étendu sur la face, râlait affreusement, sans que personne songeât à l'aller retourner, pour lui adoucir l'agonie.
Soudain, comme Jean levait les yeux, il vit Henriette, qui était tranquillement revenue, glisser un sac sous la tête du misérable, en guise d'oreiller, après l'avoir couché sur le dos. Il courut, la ramena violemment derrière l'arbre, où il s'abritait avec Maurice.
-Vous voulez donc vous faire tuer?
Elle parut ne pas avoir conscience de sa témérité folle.
-Mais non... C'est que j'ai peur, toute seule dans ce vestibule... J'aime bien mieux être dehors.
Et elle resta avec eux. Ils la firent asseoir à leurs pieds, contre le tronc, tandis qu'ils continuaient à tirer leurs dernières cartouches, à droite, à gauche, dans un enragement tel, que la fatigue et la peur s'en étaient allées. Une inconscience complète leur venait, ils n'agissaient plus que machinalement, la tête vide, ayant perdu jusqu'à l'instinct de la conservation.
-Regarde donc, Maurice, dit brusquement Henriette, est-ce que ce n'est pas un soldat de la garde Prussienne, ce mort, devant nous?
Depuis un instant, elle examinait un des corps que l'ennemi avait laissés là, un garçon trapu, aux fortes moustaches, couché sur le flanc, dans le gravier de la terrasse. Le casque à pointe avait roulé à quelques pas, la jugulaire rompue. Et le cadavre portait en effet l'uniforme de la garde: le pantalon gris foncé, la tunique bleue, aux galons blancs, le manteau roulé, noué en bandoulière.
-Je t'assure, c'est de la garde... J'ai une image, chez nous... Et puis, la photographie que nous a envoyée le cousin Gunther...
Elle s'interrompit, s'en alla de son air paisible jusqu'au mort, avant même qu'on pût l'en empêcher. Elle s'était penchée.
-La patte est rouge, cria-t-elle, ah! je l'aurais parié. Et elle revint, pendant qu'une grêle de balles sifflait à ses oreilles.
-Oui, la patte est rouge, c'était fatal... Le régiment du cousin Gunther.
Dès lors, ni Maurice ni Jean n'obtinrent qu'elle se tînt à l'abri, immobile. Elle se remuait, avançait la tête, voulait quand même regarder vers le petit bois, dans une préoccupation constante. Eux, tiraient toujours, la repoussaient du genou, quand elle se découvrait trop. Sans doute, les Prussiens commençaient à s'estimer en nombre suffisant, prêts à l'attaque, car ils se montraient, un flot moutonnait et débordait entre les arbres; et ils subissaient des pertes terribles, toutes les balles Françaises portaient, culbutaient des hommes.
-Tenez! dit Jean le voilà peut-être, votre cousin... Cet officier qui vient de sortir de la maison aux volets verts, en face.
Un capitaine était là, en effet, reconnaissable au collet d'or de sa tunique et à l'aigle d'or que le soleil oblique faisait flamber sur son casque. Sans épaulettes, le sabre à la main, il criait un ordre d'une voix sèche; et la distance était si faible, deux cents mètres à peine, qu'on le distinguait très nettement, la taille mince, le visage rose et dur, avec de petites moustaches blondes.
Henriette le détaillait de ses yeux perçants.
-C'est parfaitement lui, répondit-elle sans s'étonner. Je le reconnais très bien.
D'un geste fou, Maurice l'ajustait déjà.
-Le cousin... Ah! tonnerre de Dieu! Il va payer pour Weiss.
Mais, frémissante, elle s'était soulevée, avait détourné le chassepot, dont le coup alla se perdre au ciel.
-Non, non, pas entre parents, pas entre gens qui se connaissent... C'est abominable!
Et, redevenue femme, elle s'abattit, derrière l'arbre, en pleurant à gros sanglots. L'horreur la débordait, elle n'était plus qu'épouvante et douleur. Rochas, cependant, triomphait. Autour de lui, le feu des quelques soldats, qu'il excitait de sa voix tonnante, avait pris une telle vivacité, à la vue des Prussiens, que ceux-ci, reculant, rentraient dans le petit bois.
-Tenez ferme, mes enfants! Ne lâchez pas!... Ah! les capons, les voilà qui filent! nous allons leur régler leur compte!
Et il était gai, et il semblait repris d'une confiance immense. Il n'y avait pas eu de défaites. Cette poignée d'hommes, en face de lui, c'étaient les armées allemandes, qu'il allait culbuter d'un coup, très à l'aise. Son grand corps maigre, sa longue figure osseuse, au nez busqué, tombant dans une bouche violente et bonne, riait d'une allégresse vantarde, la joie du troupier qui a conquis le monde entre sa belle et une bouteille de bon vin.
-Parbleu! mes enfants, nous ne sommes là que pour leur foutre une raclée... Et ça ne peut pas finir autrement. Hein? ça nous changerait trop, d'être battus!... Battus! est-ce que c'est possible? Encore un effort, mes enfants, et ils ficheront le camp comme des lièvres!
Il gueulait, gesticulait, si brave homme dans l'illusion de son ignorance, que les soldats s'égayaient avec lui. Brusquement, il cria:
-À coups de pied au cul! à coups de pied au cul, jusqu'à la frontière!... Victoire, victoire!
Mais, à ce moment, comme l'ennemi, de l'autre côté du vallon, paraissait en effet se replier, une fusillade terrible éclata sur la gauche. C'était l'éternel mouvement tournant, tout un détachement de la garde qui avait fait le tour par le fond de Givonne. Dès lors, la défense de l'ermitage devenait impossible, la douzaine de soldats qui en défendaient encore les terrasses, se trouvaient entre deux feux, menacés d'être coupés de Sedan. Des hommes tombèrent, il y eut un instant de confusion extrême. Déjà des Prussiens franchissaient le mur du parc, accouraient par les allées, en si grand nombre, que le combat s'engagea, à la baïonnette. Tête nue, la veste arrachée, un zouave, un bel homme à barbe noire, faisait surtout une besogne effroyable, trouant les poitrines qui craquaient, les ventres qui mollissaient, essuyant sa baïonnette rouge du sang de l'un, dans le flanc de l'autre; et, comme elle se cassa, il continua, en broyant des crânes, à coups de crosse; et, comme un faux pas le désarma définitivement, il sauta à la gorge d'un gros Prussien, d'un tel bond, que tous deux roulèrent sur le gravier, jusqu'à la porte défoncée de la cuisine, dans une embrassade mortelle. Entre les arbres du parc, à chaque coin des pelouses, d'autres tueries entassaient les morts. Mais la lutte s'acharna devant le perron, autour du canapé et des fauteuils bleu-Ciel, une bousculade enragée d'hommes qui se brûlaient la face à bout portant, qui se déchiraient des dents et des ongles, faute d'un couteau pour s'ouvrir la poitrine.
Et Gaude, alors, avec sa face douloureuse d'homme qui avait eu des chagrins dont il ne parlait jamais, fut pris d'une folie héroïque. Dans cette défaite dernière, tout en sachant que la compagnie était anéantie, que pas un homme ne pouvait venir à son appel, il empoigna son clairon, l'emboucha, sonna au ralliement, d'une telle haleine de tempête, qu'il semblait vouloir faire se dresser les morts. Et les Prussiens arrivaient, et il ne bougeait pas, sonnant plus fort, à toute fanfare. Une volée de balles l'abattit, son dernier souffle s'envola en une note de cuivre, qui emplit le ciel d'un frisson.