-C'est fini, n'est-ce pas? on capitule.
Le fabricant, qui rencontra un regard de sa mère, fut sur le point de mentir. Mais à quoi bon? Il eut un geste découragé.
-Que voulez-vous qu'on fasse? Si vous pouviez voir les rues de la ville!... Le général de Wimpffen vient de se rendre au grand quartier Prussien, pour débattre les conditions.
Les yeux de M De Vineuil s'étaient refermés, un long frisson l'agita, pendant que cette lamentation sourde lui échappait:
-Ah! mon Dieu, ah! mon Dieu...
Et, sans rouvrir les paupières, il continua d'une voix saccadée:
-Ah! ce que je voulais, c'était hier qu'on aurait dû le faire... Oui, je connaissais le pays, j'ai dit mes craintes au général; mais, lui-même, on ne l'écoutait pas... Là-haut, au-dessus de Saint-Menges, jusqu'à Fleigneux, toutes les hauteurs occupées, l'armée dominant Sedan, maîtresse du défilé de Saint-Albert... Nous attendons là, nos positions sont inexpugnables, la route de Mézières reste ouverte...
Sa parole s'embarrassait, il balbutia encore quelques mots inintelligibles, pendant que la vision de bataille, née de la fièvre, se brouillait peu à peu, emportée dans le sommeil. Il dormait, peut-être continuait-il à rêver la victoire.
-Est-ce que le major répond de lui? demanda Delaherche à voix basse.
Madame Delaherche fit un signe de tête affirmatif.
-N'importe, c'est terrible, ces blessures au pied, reprit-il. Le voilà au lit pour longtemps, n'est-ce pas?
Cette fois, elle resta silencieuse, comme perdue elle-même dans la grande douleur de la défaite. Elle était déjà d'un autre âge, de cette vieille et rude bourgeoisie des frontières, si ardente autrefois à défendre ses villes. Sous la vive clarté de la lampe, son visage sévère, au nez sec, aux lèvres minces, disait sa colère et sa souffrance, toute la révolte qui l'empêchait de dormir.
Alors, Delaherche se sentit isolé, envahi d'une détresse affreuse. La faim le reprenait, intolérable, et il crut que la faiblesse seule lui ôtait ainsi tout courage. Sur la pointe des pieds, il quitta la chambre, descendit de nouveau dans la cuisine, avec le bougeoir. Mais il y trouva plus de mélancolie encore, le fourneau éteint, le buffet vide, les torchons jetés en désordre, comme si le vent du désastre avait soufflé là aussi, emportant toute la gaieté vivante de ce qui se mange et de ce qui se boit. D'abord, il crut qu'il ne découvrirait pas même une croûte, les restes de pain ayant passé à l'ambulance, dans la soupe. Puis, au fond d'une armoire, il tomba sur des haricots de la veille, oubliés. Et il les mangea sans beurre, sans pain, debout, n'osant remonter pour faire un pareil repas, se hâtant au milieu de cette cuisine morne, que la petite lampe vacillante empoisonnait d'une odeur de pétrole.
Il n'était guère plus de dix heures, et Delaherche resta désoeuvré, en attendant de savoir si la capitulation allait être signée enfin. Une inquiétude persistait en lui, la crainte que la lutte ne fût reprise, toute une terreur de ce qui se passerait alors, dont il ne parlait pas, qui lui pesait sourdement sur la poitrine. Quand il fut remonté dans son cabinet, où Maurice et Jean n'avaient pas bougé, vainement il essaya de s'allonger au fond d'un fauteuiclass="underline" le sommeil ne venait pas, des bruits d'obus le redressaient en sursaut, dès qu'il était sur le point de perdre connaissance. C'était l'effroyable canonnade de la journée qu'il avait gardée dans les oreilles; et il écoutait un instant, effaré, et il restait tremblant du grand silence qui, maintenant, l'entourait. Ne pouvant dormir, il préféra se remettre debout, il erra par les pièces noires, évitant d'entrer dans la chambre où sa mère veillait le colonel, car le regard fixe dont elle suivait sa marche, finissait par le gêner. À deux reprises, il retourna voir si Henriette ne s'était point éveillée, il s'arrêta devant le visage de sa femme, si paisible. Jusqu'à deux heures du matin, ne sachant que faire, il redescendit, remonta, changea de place.
Cela ne pouvait durer. Delaherche résolut de retourner encore à la Sous-Préfecture, sentant bien que tout repos lui serait impossible, tant qu'il ne saurait pas. Mais, en bas, devant la rue encombrée, il fut pris d'un désespoir: jamais il n'aurait la force d'aller et de revenir, au milieu des obstacles dont le souvenir seul lui cassait les membres. Et il hésitait, lorsqu'il vit arriver le major Bouroche, soufflant, jurant.
-Tonnerre de Dieu! c'est à y laisser les pattes!
Il avait dû se rendre à l'Hôtel de Ville, pour supplier le maire de réquisitionner du chloroforme et de lui en envoyer dès le jour, car sa provision se trouvait épuisée, des opérations étaient urgentes, et il craignait, comme il disait, d'être obligé de charcuter les pauvres bougres, sans les endormir.
-Eh bien? demanda Delaherche.
-Eh bien, ils ne savent seulement pas si les pharmaciens en ont encore!
Mais le fabricant se moquait du chloroforme. Il reprit:
-Non, non... Est-ce fini, là-bas? a-t-on signé avec les Prussiens?
Le major eut un geste violent.
-Rien de fait! cria-t-il. Wimpffen vient de rentrer... Il paraît que ces brigands-là ont des exigences à leur flanquer des gifles... Ah! qu'on recommence donc, et que nous crevions tous, ça vaudra mieux!
Delaherche l'écoutait, pâlissant.
-Mais est-ce bien certain, ce que vous me racontez?
-Je le tiens de ces bourgeois du conseil municipal, qui sont là-bas en permanence... Un officier était venu de la Sous-Préfecture leur tout dire.
Et il ajouta des détails. C'était au château de Bellevue, près de Donchery, que l'entrevue avait eu lieu, entre le général de Wimpffen, le général de Moltke et Bismarck. Un terrible homme, ce général de Moltke, sec et dur, avec sa face glabre de chimiste mathématicien, qui gagnait les batailles du fond de son cabinet, à coups d'algèbre! Tout de suite, il avait tenu à établir qu'il connaissait la situation désespérée de l'armée Française: pas de vivres, pas de munitions, la démoralisation et le désordre, l'impossibilité absolue de rompre le cercle de fer où elle était enserrée; tandis que les armées allemandes occupaient les positions les plus fortes, pouvaient brûler la ville en deux heures. Froidement, il dictait sa volonté: l'armée Française tout entière prisonnière, avec armes et bagages. Bismarck, simplement, l'appuyait, de son air de dogue bon enfant. Et, dès lors, le général de Wimpffen s'était épuisé à combattre ces conditions, les plus rudes qu'on eût jamais imposées à une armée battue. Il avait dit sa malchance, l'héroïsme des soldats, le danger de pousser à bout un peuple fier; il avait, pendant trois heures, menacé, supplié, parlé avec une éloquence désespérée et superbe, demandant qu'on se contentât d'interner les vaincus au fond de la France, en Algérie même; et l'unique concession avait fini par être que ceux d'entre les officiers qui prendraient, par écrit et sur l'honneur, l'engagement de ne plus servir, pourraient se rendre dans leurs foyers. Enfin, l'armistice devait être prolongé jusqu'au lendemain matin, à dix heures. Si, à cette heure-là, les conditions n'étaient pas acceptées, les batteries Prussiennes ouvriraient le feu de nouveau, la ville serait brûlée.