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Elle marchait, seule comme une jeune femme pauvre, bien prise dans une de ces robes noires qui font l’honneur des Napolitaines. J’allais peindre leur reine comme cela, en noir. Elle souriait. Je la vis et, comme si j’avais été le fringant François-Marius, je l’abordai. L’abbordaggio à l’italienne auquel je ne m’étais jamais risqué. Je lui expliquai que j’étais un peintre qui cherchait des modèles. Elle répondit comme si elle était la reine Caroline incognito. Elle y mit aussi — avec la hauteur — la douceur des reines démasquées qui, se sachant reconnues et souveraines, font extrêmement attention à votre personne. Elle me fixa en me parlant. Elle, au moins, n’avait pas l’accent d’Ajaccio. Je ne l’ai pas bien écoutée. Elle sentit que je disais vrai. C’est rare, en Italie, ceux qui racontent aux jeunes femmes qu’ils sont des peintres qui cherchent des modèles, et qui disent vrai. Elle me suivit.

Je ne me suis jamais expliqué cette rencontre. Je n’en ai jamais exactement retrouvé la date. Je lui demandai en chemin si elle habitait le quartier. Elle me donna la rue, l’étage de la maison. Je n’en demandais pas tant. Je n’osais comprendre que c’était une invitation. Je n’y pensais même pas. Et puis, c’était elle qui venait chez moi. Elle parlait à toute vitesse, un napolitain dont je ne saisissais que la moitié. Je la regardais. Elle m’intimidait plus que la belle Caroline Bonaparte. Elle lui ressemblait quelque peu, plus peut-être à l’autre sœur de Napoléon, la princesse Borghèse, Pauline, avec les traits aussi fins et un profil plus pur. Tout de suite, même si ses charmes évidents m’avaient d’abord retenu, je voulus savoir qui elle était, d’où venait sa famille. J’appris peu de chose, du moins au début.

Je la menai à l’atelier, j’allumai le quinquet pour l’avoir en pleine lumière. Elle dénoua ses cheveux noirs sur sa nuque qu’elle avait la plus belle du monde, comme on dit dans les romans pour lorettes. Je ne savais pas si j’allais la peindre ou la caresser.

Nous entrâmes en silence par la porte de service, directement dans l’ancien salon, transformé en salle d’étude ; Madeleine ne se manifesta pas — elle venait rarement dans cette pièce indépendante, qui servait d’atelier et communiquait avec l’appartement par une petite porte. Elle devait m’entendre, mais savait que je n’aime pas être dérangé quand je peins, même si c’est l’heure du souper. Madeleine était venue à Naples, où elle s’était tout de suite déplu, pour superviser mon installation et choisir la bonne. Elle rentrait à Rome la semaine suivante. Tout se combinait pour rendre possible ma première intrigue.

Je la dessinai comme un fou. En deux heures de pose, j’avais fait un petit tas de croquis. Je les ai encore, ils contiennent mon existence. J’ai toujours dessiné vite. Je suis capable de saisir un homme qui tombe d’un toit.

Je la dévorais. On ne veut jamais croire que je peins vite. On voit mes tableaux si parfaits, si léchés, qu’on les imagine méticuleusement médités, exécutés avec lenteur. C’est ce vieux diable de Delacroix qui va lentement. Qui observe comme un chasseur de fauves, qui empâte, parce qu’il cherche. Moi, je trouve. Je couvre très vite la toile, mais comme je recommence cent fois, j’ai montré peu de tableaux. J’efface. Je retravaille, c’est cela qui me prend du temps. Je brûle. Je ne me satisfais pas de ce que j’ai inventé. Je veux mieux. Un portrait de femme, c’est infaisable. Depuis cinquante ans, pour moi, c’est à en pleurer. J’ai représenté la femme dans toutes les poses possibles, j’ai reconstitué des regards et des coiffures, j’ai multiplié les essais, avec des miroirs, des robes, des éventails et des jumelles de théâtre posées sur le manteau de la cheminée. Je n’ai jamais été mondain, mais beaucoup se sont imaginé le monde grâce à mes images. Pour moi, ce n’étaient que figures coloriées. Je sais mesurer mes limites, et je tremble à chaque fois de ne pouvoir, encore quelque temps, faire illusion. On admire mes portraits, on me couvre d’or ; je sais bien, vieux prestidigitateur près de la retraite, quand je les vois, que ce n’est pas cela. Je n’y arrive pas. Quand on ne me regarde pas, je pleure même pour de bon. Depuis, j’ai essayé de choisir mes modèles, la petite comtesse d’Haussonville, la princesse de Broglie, selon ce que je me sentais capable de tracer. Mais la seule que j’aurais voulu peindre, dessiner, peindre de nouveau, c’était elle, ma dormeuse de Naples. Je vais tenter de dire pourquoi. Elle, la seule qui ressemblât, à la perfection, à ce que je savais faire, la seule qui égalât mon imagination. Sur la route de Caserta, face à moi, ma popolana sans robe noire.

Je commençais cette nuit-là le grand tableau commandé par Murât, plus beau que l’Odalisque, déjà presque achevée. L’Odalisque était imaginaire, celle-ci serait réelle. L’Odalisque était l’Orient, elle, l’Occident. Mon coucher de soleil. J’en cherchais l’idée depuis des semaines. Mais je me souciais peu de « tenir mon tableau ». Même si cela entrait pour partie dans mon ardeur. J’avais trouvé, enfin, sans la chercher, une femme.

Elle se recroquevilla d’abord, comme si elle s’était réfugiée dans mon antre. Je la sentais vulnérable. Je voulais la protéger, la défendre, la secourir. Je l’ai regardée jusqu’à ce qu’elle ait confiance, qu’elle déplie ses bras, étende ses jambes, que ses cheveux ne cachent plus ses yeux et qu’elle me rende mon sourire.

Je n’aime pas trop l’idéal. Le mot me fait trop penser au bête idéal des élèves de David que j’ai tant détesté. Leur « beau idéal » consistait à couler tout ce qu’ils voyaient dans le moule de l’Apollon du Belvédère, de l’Antinoüs du Vatican ou de la Vénus Médicis. Les grands modèles hérités des anciens, toujours les mêmes. Mon « beau idéal », c’est trouver dans la nature ce que je suis capable de rendre, insister, dans un modèle, sur ce qui me plaît, la ligne des hanches ou de la nuque, la peindre avec le reste, mais faire en sorte que, si l’on regarde un peu longuement la toile, on ne voie plus que cela — que l’on ait envie de cette nuque et de la courbe de ces hanches. Au violon, dans ma jeunesse, je n’étais pas virtuose. J’insistais sur la note juste. La promeneuse napolitaine m’avait paru sortie toute nue de mon cerveau. J’avais devant moi la seule femme qu’il me plaisait de peindre. Ma belle idéale. Tous les points de son corps appelaient ma ferveur. Si je l’avais peinte à loisir, on aurait vu en elle la femme parfaite, celle qu’on veut posséder tout entière. J’aurais aimé que l’on comprît cela devant les peintures que je ferais d’elle : pour moi, elle est parfaite, et même si elle ne l’est pas pour vous, ce qui compte c’est que ma peinture montre qu’elle incarne, pour moi, peintre, cette perfection. Et cette impossible peinture, à laquelle je me consacrais dès lors, eût été la perfection, pour vous, pour chacun.