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Le plus cruel, c’est que nous jouions les amoureux. C’était pour moi la pire des tortures, ces encouragements de badinage qui ne menaient à rien. Savait-elle que j’en souffrais ? Cela dura plusieurs mois. Pour peindre, j’enlevais mon alliance, qui alourdit la main. Non que je peigne de la main gauche, mais il me faut l’équilibre en tout quand je travaille. Elle me prit l’anneau d’or, le mit :

« Attends de m’avoir épousé, lui dis-je.

— C’est un peu cela déjà, non ? »

Je ne me passais plus d’elle. Mes journées s’écoulaient à la regarder. Souvent, je ne peignais plus. Elle s’en apercevait sans m’en faire la remarque. Elle me tournait en ridicule pour des riens, je ne savais pas jusqu’à quel point elle me permettait d’être familier. Elle fermait les yeux. Je me considérais déjà assez heureux.

Elle se laissait caresser. Je lui passais, tout en parlant, la main sur la nuque, je la décoiffais. Elle jouait à ne pas s’en apercevoir. Cela me mortifiait. Elle se laissait faire, mais ne m’encourageait pas. Si elle avait saisi ma main, quand je la passais dans ses cheveux, je l’aurais embrassée tout de suite. J’aurais voulu que quelque chose vienne d’elle. Elle me laissait faire seul tout le chemin de l’amour. Et je n’osais pas. Quand elle était nue, je ne la caressais pas, j’étais derrière mon chevalet comme un artiste à la torture. Je lui aurais donné tout.

Face à elle, ma dormeuse, je me sentais dans une solitude aussi vive que face à une toile. Ma solitude d’avant le premier coup de couleur, ma solitude de dessinateur attentif, ma solitude d’artisan qui place en silence ses vernis, ma solitude d’écrivain qui ne sait pas relire ses phrases. Mes solitudes de Montauban et de Toulouse, mes solitudes de Paris et de Florence. Toutes les solitudes du temps de ma jeunesse, que j’avais crues finies en me décidant à vivre avec Madeleine, des solitudes que j’avais tuées, qui reprenaient sagement leur place. L’hydre des solitudes avait des têtes qui repoussaient, des yeux partout pour me regarder, des cous hideux de serpent vert. Elle n’était pour moi ni une compagnie, ni une muse qui dialogue, ni la statue qui parle, ni une maîtresse. Elle me rendait à mes douleurs, à ces moments que je connaissais si bien depuis toujours, où je me repliais en moi, des instants qui me manquaient, depuis mon mariage, sans que je les aie vus partir. Je le compris en restant face à elle, endormie, vivante ou morte, arrachée à ses rêves pour adopter les miens. Elle me rendait à l’attention, au silence, à la minutie, à la paresse, au scrupule, elle me redonnait la vertu de plaire, et d’animer les choses, pour moi seul, dans cet atelier qui me servait de refuge. Elle me tutoyait. Espiègle, quand je lui disais : « Et quand je reviendrai en France, comment vivrai-je si je ne peux plus caresser ta nuque, comme cela », elle répondait : « Tu achèteras un chat. »

Quand elle se rendait à l’atelier de fortune que l’on me prêtait à Naples, je me postais d’avance sur la place carrée, derrière la fontaine. Je la regardais venir. J’aimais la voir marcher, autant que la contempler immobile, pendant les poses. Sa robe noire qui bougeait sur ses chevilles, ses colliers et pendants d’oreilles de jais, les bijoux de deuil de sa mère, les seuls qu’elle possédât. Elle n’aurait jugé convenable aucun autre. Aussi n’osais-je jamais lui en offrir, de peur qu’elle ne se sentît obligée de les porter. Je la suivais, je ne pressais pas l’allure. Elle allait chez moi. J’avais la tranquillité de tout savoir d’elle, et qu’elle m’attendrait ; et quand elle allait plus vite, que c’était, peut-être, parce qu’elle était pressée de me rejoindre. Je ralentissais encore. J’imaginais le dessin que je pouvais faire de son mouvement. Elle trouvait, une seconde, porte close ; en deux enjambées, j’étais là. Elle me souriait. J’étais béat comme un collégien.

Un jour qu’elle ne devait pas venir à l’atelier, et où je ne pensais qu’à elle, je me mis à ma fenêtre. Je la vis, je murmurai son nom. Elle leva la tête. Elle passait dans la rue. Elle monta de bonne grâce et posa tout l’après-midi. M’attendait-elle depuis une heure ou deux ? Je n’ai pas osé le croire. De toute façon, il y avait mille endroits de Naples où se promener un dimanche. Elle revenait là où elle savait être heureuse. Je ne voulus pas le comprendre et crus à l’effet du hasard.

J’ai contemplé son corps pendant des heures, ma vie n’a pas suffi à le peindre, je pourrais en parler pendant des pages. Ses bras longs et minces, ce dos si long, cette taille si fine. C’était surtout cela que j’aimais, cette peau brune et si douce à la taille.

Nous sommes allés, vers la fin de cette période, nous promener jusqu’au couvent de San Martino, une chartreuse qui domine la ville. Partis à pied, nous ne vîmes pas venir l’orage. Nous nous sommes réfugiés dans une petite trattoria, pittoresque à souhait comme dans un roman de Théophile Gautier que j’ai un peu oublié — Arria Marcella, je crois, où il est question d’une belle pompéienne endormie sous la lave, brûlante et pétrifiante, du volcan. L’aubergiste nous accueillit. Elle engagea la conversation, en napolitain. Elle ralentit son débit, pour articuler doucement : « Nous nous sommes mariés la semaine dernière. » On nous apporta du vino santo, comme en Toscane. L’aubergiste proposa une chambre pour la nuit. Après sa phrase, j’insistai. Je me croyais autorisé à le faire. Je ne la connaissais pas encore assez. Elle singea un caprice de jeune épousée, auquel un mari ne peut résister en public et insista pour que je la ramène à Naples. On nous trouva une voiture. Avec l’orage, impossible de redescendre à pied. Elle riait. Le vino santo nous montait à la tête. Il m’en fallait peu. La nuit était tombée. Je ne l’avais jamais tant désirée. Jamais je n’avais eu de telles timidités d’étudiant trempé. Je me disais : « si je l’embrasse, elle disparaîtra à jamais. Au moins, en ce moment, je la vois chaque jour. » La voiture s’arrêta devant chez elle. Je lui parlais des banalités du lendemain. En même temps, selon un geste familier, je lui caressais la nuque, de plus en plus lentement, avec trois doigts, puis deux. J’approchai mes lèvres des siennes. Je l’embrassai. Elle ne se jeta pas en arrière de la voiture, comme je le craignais. Je l’embrassai à nouveau, pour m’assurer que ce baiser n’était pas pris par ruse. Elle se laissa faire, puis se dégagea doucement, inclina la tête. Elle me dit à demain, en descendant de la voiture. Les chevaux repartirent.

Je me suis effondré dans l’atelier, sur le lit de camp. Je mordais mes draps pour ne pas crier son prénom. La bonne, espionne stipendiée par Madeleine, se serait éveillée.

Le lendemain, elle vint à l’atelier à l’heure dite. Naples séchait au soleil. Elle se déshabilla comme de coutume. En sortant, je lui baisai la main. Rien n’avait changé. La civilité puérile et honnête.

Je devais rentrer à Rome. Retrouver madame Ingres. Je proposais à mon modèle de m’accompagner, puisque mon tableau n’était pas fini et qu’elle me devait encore quelques séances de pose. Je pensais que l’indélicatesse qu’il y avait à le lui rappeler cacherait la violence que je me faisais. Elle m’expliqua que c’était impossible, que sa famille la retenait, que j’étais bien le seul au monde à ne pouvoir me passer d’elle, que cette histoire n’avait pas de sens. Elle était capricieuse comme il n’est pas permis. En ces moments, je la haïssais : petite idiote qui croit occuper le centre du monde, qui pense que l’on ne parle que d’elle, sans conversation, jamais drôle, sans goût, sans lecture, répétant les mêmes histoires sans intérêt où elle avait un ridicule petit rôle qui la posait. Elle se permettait de me dire non. Sa vie n’était devenue intéressante que depuis notre rencontre. Que croyait-elle ? Qui d’autre s’était jamais occupé d’elle à ce point ? Je sentais que tous les autres, elle avait dû les lasser très vite. Une jolie prude qui n’a rien à dire, on ne s’attarde pas, on en trouve de moins farouches et quelquefois plus jolies, et qui parlent, et qui lisent, et qui plaisantent. Il n’y avait que moi qui avais pris la peine d’écouter, de regarder, de distraire cette enfant qui, à bien voir, n’avait pour elle qu’un physique plaisant et un sourire — et encore, je n’étais pas sûr qu’elle plût universellement. J’étais sensible à sa beauté, voilà tout. Elle commençait presque toujours par dire non. Je ne l’avais pas encore compris et fus bien malheureux, ce jour-là, de sa réponse. Nous étions au début de notre affaire. Je n’étais pas préparé à ses attaques, j’y répondais avec l’énergie du désespoir. Resté seul, je lui cherchai un cadeau pour réparer ma maladresse. Le lendemain, elle me laissa insister pendant deux heures, puis céda du terrain. Elle voulut bientôt, comme si elle en avait l’idée d’elle-même, comme si cela devait venir en aide aux siens, m’accompagner à Rome. Elle se décidait sans raison, comme une petite fille. Je n’avais jamais saisi vraiment qu’elle avait huit ans de moins que moi. Nous ne nous séparions plus.