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Une fois prise la décision de venir à Rome, je n’ai pas eu à insister, elle était aussi volontaire que la petite modiste de Guéret. Je ne pensais pas qu’elle pouvait m’aimer. Je m’étonnais toujours, quand elle me laissait voir qu’elle m’aimait bien. Je n’en revenais pas. En ce temps, je ne connaissais vraiment rien aux femmes. Depuis, les minauderies des femmes faciles m’ont fourni un commode laboratoire pour comprendre, en plus concentré et en plus rapide, les complications qu’affichent les autres. J’ai appris à mener en trois heures ce qui, à l’époque, me prenait huit ou dix mois. Je ne suis pas certain, pourtant, qu’aujourd’hui, face à elle, je m’en tirerais mieux. Elle désorganisait tout. Je n’avais plus envie de sortir dans le monde. Madeleine, la mort dans l’âme, refusait les dîners de la société française qui dominait Rome en ce temps — l’administration napoléonienne nous fournissait des amis à voir, des femmes à peindre, des soirées, des enterrements et des mariages. Je faisais dire que je travaillais. On me respectait. Mes journées se passaient en réclusion, à l’atelier. Le soleil seulement m’indiquait où j’étais.

Je craignais un peu de la présenter à Madeleine, qui, soucieuse d’organiser notre ménage, n’avait pas voulu rester à Naples et que j’avais confiée à la garde de François-Marius. Je logeai ma belle dormeuse chez une locandiera romaine, pas trop chère, que m’avait recommandée mon rapin. Je la fis venir dans l’atelier aux heures où Madeleine était en ville. Inutile précaution vite abandonnée ; des modèles, il en venait souvent. Ma jeune femme, qui était sage, avait compris tout de suite qu’elles font partie du métier de peintre. Elle ne fut jamais jalouse, du moins devant moi. Et puis, fût-elle entrée à l’improviste, elle nous eût trouvés, à convenable distance, moi derrière ma toile, mon modèle allongé sur l’espèce d’estrade que j’avais ménagée, dans un si grand silence. Rien ne pouvait nous accuser.

À l’époque des grandes conversations avait en effet succédé celle des silences. Madeleine parlait pour trois, nous l’entendions de l’autre côté de la cloison. Nous nous regardions, ma petite napolitaine la mimait si drôlement. Je n’avais jamais vu à quel point Madeleine pouvait être comique. Je me souviens qu’un jour, nous l’écoutions parler de moi à nos amis musiciens qui répétaient un quatuor que nous travaillions alors. Elle me peignait comme l’astrologue tombé dans un puits, le savant de comédie, qui ne serait rien sans la femme dévouée qui tient son ménage : « Sans moi, il irait se jeter sur toutes les roues. » Elle voulait dire « sous toutes les roues », mais elle devait penser, sans s’en rendre compte, « sur toutes les femmes ». Pauvre Madeleine. Elle me sentait plus lointain.

*

J’ai laissé inachevé le portait de François-Marius. Pour un peu, je l’aurais détruit.

J’ai connu, quelque temps après le retour à Rome la plus grande trahison de ma vie. Il avait posé pour moi en 1807, avant toute cette histoire. Je n’ai pas eu le courage depuis de l’orner d’un paysage, après cette si belle tête. Il s’en est chargé.

J’ai revu le tableau chez lui, des années plus tard. Il a peint, derrière son manteau brun et le col blanc qu’il a quelque peu raccourci, je ne sais pourquoi, la vue du Quirinal que nous regardions si souvent, elle et moi.

Je n’ai rien dit. J’ai pardonné à François-Marius. Des amis comme lui, j’en ai peu, et il ne pouvait pas savoir.

Nous n’en avons jamais parlé. Mais quand j’ai vu chez lui ce paysage que je ne me souvenais pas d’avoir peint, qui était de lui mais aurait pu être de moi, je me suis senti transpercé. J’ai serré la mâchoire, puis j’ai parlé comme jamais, pendant tout le dîner, j’ai battu la campagne, je suis parti en guerre contre l’Ecole des beaux-arts, mes balivernes habituelles. En sortant, je me faisais honte. Et le visage de François-Marius, ridé et chenu à côté du portrait où il était si beau, et moi, en face, si gras et laid. Un futur gros sénateur content. C’était dans ses dernières années, après la révolution de 1848. Vivre sagement, borner ses désirs, se croire heureux, c’est l’être véritablement. Vive la médiocrité !

Un soir à Rome, elle m’avait quitté sans me dire où elle allait. Je n’étais pas jaloux, sachant que, dans la ville, elle n’avait que moi. Elle irait sans doute brûler des cierges à Saint-Louis-des-Français qui restait ouvert tard le soir. Le lendemain au déjeuner, François-Marius me prit à part devant Sainte-Agnès de la place Navone : « Tu ne m’avais pas dit que tu faisais venir de Naples de jeunes modèles. J’ai rencontré ta merveille hier soir. Elle ne s’est pas trop fait prier. Ce n’est pas faux, tu sais, ce que l’on dit sur les Napolitaines, mais tu ne m’écoutes pas ; elles ne savent pas dire non ; il est vrai que tu es un sage, c’est toi qui es le modèle de toutes les vertus. Madeleine a bien de la chance. Ouvre les yeux, regarde-la au lieu de la faire poser. Et puis, si le cœur te dit, elle n’est pas farouche. Je ne pense pas avoir été le premier, depuis qu’elle est à Rome. Et à Naples, pense donc, sur le port. Je ne crois pas qu’elle puisse vivre avec ce que l’on donne aux modèles. Essaye. À la bonne fortune des peintres, et de messieurs les Anglais, et des pêcheurs d’Ostie, et des monsignori, et… »

Cela dura plus que je ne saurais dire. Une phrase aurait suffi. Il en fit trente.

J’avais envie de crever son portrait dont j’avais si bien travaillé le visage.

*

Ma Dormeuse de Naples aujourd’hui est perdue.

Elle me trompait : je la voyais moins en séductrice, se jouant de moi pour se distraire — elle était certainement cela — que comme une femme qui souffre, à qui aimer fait mal, qui n’ose pas se livrer, qui rit de moi pour ne pas pleurer sur elle. Même prise dans les bras de François-Marius, je la savais incapable d’aimer. Elle possédait tellement cette solitude où je la plongeais chaque jour, elle y trouvait comme moi tant de délectation. Je sentais qu’elle partageait, plus que les flammes de ses amours, avec moi, cette passion froide, que j’étais, avec elle, seul à comprendre — et qui pour nous valait le reste. Je la plaignais, je l’aimais, je la comprenais mieux à mesure que je la savais plus lointaine et tentée de s’affranchir de mon contrôle. Ma jalousie me faisait mal, mais n’avait pas le dernier mot. Au-delà de la petite torture, il y avait, encore, la certitude qu’elle formait avec moi un couple, un personnage bicéphale, comblé et unique, qui se taisait, ne se montrait pas, mais défiait Marius et tous les autres.