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La fête des paires

Pour D. D. SARDA,

qui fait la pige а la mère Sévigné.

Avec amitié de

SAN-A.

PREPREMIÈMIÈRE PARPARTITIE

LES VISITEURS DE TRIPOLI

Le colonel Gamel Dâr Hachid regardait l’écran de sa vidéo d’un air indécis. Il y découvrait du jamais vu : un couple de péquenots français, très folkloriques, gauches et empruntés, assis côte à côte sur une banquette dans l’attitude frileuse des grands timides.

L’homme portait un complet noir d’un autre âge avec, par-dessous, un gilet de soie à fleurettes mauves. II tenait sur l’un de ses genoux son chapeau de feutre rond orné d’un ruban moisi. Il devait tutoyer la soixantaine. L’écran étant précis, on distinguait qu’il était mal rasé dans la région du cou.

Sa compagne faisait encore plus godiche que lui dans un accoutrement composé de jupailles superposées, à plis et à rubans. Bien qu’elle eût l’âge de son mari, son corsage blanc était tellement tendu que le boutonnage décrivait une succession de « 8 » les uns au-dessus des autres. Elle avait les cheveux presque gris, le teint couperosé et, dans le regard, une imbécillité de bon aloi qui rassurait.

Le colonel Gamel Dâr Hachid abandonna l’écran pour jeter un œil sur la fiche de demande d’audience qu’avait remplie le couple. Il lut, car il parlait et écrivait parfaitement le français :

« Francis et Blanche Macheprot, cultivateurs à Fumsé-Dubailge, Eure-et-Loir.

A la rubrique « objet de la visite », ils avaient mentionné :

« Restrictivement personnel, mais c’est de la part de M. « Kader Houcel ».

Cette déclaration finale ébranlait le colonel Gamel car le dénommé Kader Houcel était un de ses agents terroristes chargé particulièrement du « front » français. Il lui devait de très remarquables attentats, perpétrés avec précision et sang-froid et qui avaient beaucoup ému l’opinion publique. Comment diable (c’était le cas de le dire) Kader Houcel pouvait-il lui adresser un tel couple ?

Il se tourna vers le planton qui lui avait apporté la fiche.

— Ils sont passés au détecteur ?

— Oui, colonel ; négatif.

— Ils ont une espèce de vieux panier noir entre eux, que contient-il ?

— Du beurre, colonel !

— Du quoi ?

— Du beurre. Cinq kilos, enveloppés dans de la gaze humide et des feuilles de vigne.

— Pourquoi, ce beurre ?

— Ils comptent vous l’offrir.

— Vous l’avez sondé ?

— Sondé et passé aux rayons « X » : négatif. Il s’agit de beurre de première qualité comme en fabriquent ces salauds de Français.

— Vous leur avez demandé comment ils connaissent Kader Houcel ?

— Ils disent que c’est confidentiel.

Le colonel contempla de nouveau l’écran vidéo. Les Macheprot n’avaient pas bronché et continuaient d’attendre, côte à côte, avec chacun un coude sur le panier noir à couvercle qui les séparait. Ils possédaient la sérénité des campagnes ; une sérénité basée sur la confiance en la vie.

— Fais-les entrer, décida Gamel Dâr Hachid.

Il se leva pour dégourdir ses longues jambes ankylosées. C’était un homme athlétique, au visage sombre barré d’une énorme moustache à la Groucho Marx. Il possédait un nez fort, couvert de poils, et un minuscule tatouage étoilait sa pommette gauche.

Gamel Dâr Hachid dirigeait le centre d’entraînement terroriste de Tripoli. Ses fonctions particulières faisaient de lui une espèce de petit monarque autonome qui n’avait de comptes а rendre qu’au seul Kadhafi. Ses hommes l’avaient surnommé le colonel d’acier, tant il était intransigeant et sévère.

Son planton toqua à la porte. Il cria d’entrer et le couple pénétra furtivement dans le bureau du colonel, l’échine arquée, le regard en dévotion, un sourire éperdu aux lèvres.

Gamel se tenait devant sa vaste fenêtre, dos aux arrivants. Il plongeait dans la cour du Centre et regardait des recrues s’entraîner au lancement de la grenade. Cet exercice le passionnait. Et puis il avait pour règle de laisser mijoter ses visiteurs avant de s’intéresser à eux. C’était une recette éculée mais qui donnait d’excellents résultats. Il lui arrivait de les « oublier » dans son bureau pendant près d’une heure, ne leur accordant aucun regard, continuant de vaquer à ses occupations tandis que les arrivants dansaient d’un pied sur l’autre près de la porte. Personne ne résistait à cette humiliation. Lorsque l’entretien commençait, le visiteur était archiconditionné : à sa botte !

Mais dans le cas présent, l’humilité infinie du couple, sa gaucherie éperdue, ne rendaient pas nécessaire un tel préambule. Gamel abrégea le supplice. Il se retourna et considéra avec presque de la surprise ces deux vieux aux trognes couperosées. Il gagna son fauteuil pivotant, croisa les jambes et jeta son képi au sol.

— Approchez ! lança-t-il.

Les Macheprot firent trois petits pas peureux dans sa direction. L’homme boitait. Le colonel Gamel Dâr Hachid nota qu’il était affligé d’un pied bot.

Le paysan s’inclina :

— On est très honorés que vous nous receviez, mon colonel ! balbutia-t-il en roulant les « r » à défaut des épaules.

— Comment se fait-il que vous connaissiez Kader Houcel ? questionna abruptement l’officier supérieur.

— On le connaît, rapport qu’on lui a sauvé la mise le mois passé, assura Francis Macheprot. Il avait les gendarmes au cul, sauf vot’ respecte, et c’est moi que je l’ai planqué dans mon cellier. Y venait de faire craquer la poste centrale de Chartres, p’t’être en avez-vous entendu causer ?

Le colonel en avait effectivement « entendu causer », de même que de la course-poursuite ayant succédé au coup de main. Effectivement, Kader Houcel avait eu chaud aux plumes.

Il coula sur Macheprot un œil adouci.

— Ah ! c’est vous. Très bien…

— La moindre des choses, assura gentiment le cultivateur. Un homme dans l’embarras, si on l’aiderait pas… Surtout quand c’est qu’il a la maréchaussée après lui, hein ! Chez les Macheprot, pour tout vous dire, mon colonel, on a horreur des gendarmes. Si je vous dirais qu’au sièc’ dernier, mon arrière-grand-père a monté sur l’échafaud pour avoir éventré la tête d’un gendarme qui l’avait pris а braconner.

Il se tut et présenta le panier noir а l’officier.

— C’est pour vous, mon colonel : du beurre. On se doute que par chez vous, y doit être rare, aussi j’ai pensé que ça ferait plaisir à votre dame.

— Merci, fit le colonel.

Il donna un coup de paume sur le timbre placé à sa droite. Le planton parut aussitôt. Gamel lui désigna le panier et lui dit, en arabe, de partager le beurre entre les élèves qui auraient accompli les meilleures performances de la journée.

L’homme salua et sortit avec le présent des Macheprot.

— Si vous pourriez nous rendre le panier, dit ce dernier, c’était celui que ma défunte mère se servait pour aller au marché.

— On vous le rendra, promit Gamel ; mais je suppose que vous n’êtes pas venus à Tripoli simplement pour m’offrir du beurre ?

Macheprot eut l’air au paroxysme de la gêne et se tourna vers sa bonne femme pour mendier de l’aide.

Vaillamment — les femmes sont davantage courageuses que les hommes bien qu’elles aient peur des souris —, elle prit la parole pour s’expliquer :

— C’est rapport а flot’ fils Mathieu, monsieur l’officier. C’est un garçon très bien. Il a passé son bachot avec mention bien, pour vous le situer. Au début, il voulait faire vétérinaire, mais il a changé d’avis et, а présent, il voudrait faire terroriste.