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— Elle est belle comme une bouteille de Coca remplie de lait.

Jérémy a murmuré ça les larmes aux yeux. Risson a froncé ses vieux sourcils dans un effort louable pour donner corps à cette image. Clara a pris une photo. Oui, Jérémy, elle est belle comme une bouteille de Coca-Cola remplie de lait. Je la connais bien, cette beauté-là ! Irrésistible. Le genre Bois Dormant, Vénus sortant de Shell, indicible candeur, naissance à l’amour. Vous connaissez la suite, les enfants ? Le Prince Charmant nous pend au nez. Dès son réveil, maman ne sera plus que disponibilité candide à la passion. Et si par malheur un beau tsigane (ou un gentil comptable, peu importe) passe à ce moment-là…

Jérémy, qui est branché sur la même longueur d’onde, murmure tout à coup :

— Oh ! non, merde, Ben, on va pas encore nous l’enlever ?

Puis, après un coup d’œil angoissé au berceau de la petite, très provisoirement assoupie :

— Verdun, c’est la Der des Ders, non ?

Va savoir… Les amours ont justement ça de commun avec les guerres…

* * *

Bref, trois jours et trois nuits d’enfer mondial. On a beau établir des tours, les mômes, les filles et les grands-pères sont sur les genoux. Clara, surtout, qui s’appuie l’essentiel du boulot. Déprime générale. Baby-blouse, quoi. C’est fréquent, à ce qu’il paraît. Merlan a même menacé de se remettre sous perfusion :

— Je te le jure, Benjamin, si ça continue, je replonge à la piquouse !

Penché sur le berceau, Risson, qu’on ne peut pourtant pas soupçonner de détester l’enfance, hoche interminablement la tête :

— Je me demande si je ne préférais pas la version 14/18.

Quant à Rognon, j’ai l’impression qu’il louche d’un air féroce sur ses couteaux de boucher. Il comprend pas l’évolution des mœurs, Rognon : pour lui, un rôti n’a jamais eu droit à la parole.

Les moins atteints sont Thérèse, Julius et le Petit. Depuis la mort de Verdun (l’autre, le paisible), Thérèse a entrepris de mettre au point un véritable horoscope du troisième âge. Un truc pour les journaux, qui donnerait aux vieux des nouvelles de leurs lendemains immédiats. Thérèse bosse d’arrache-pied, la baraque pourrait bien s’effondrer, elle n’y est pour personne. Julius le chien, lui, les yeux braqués sur le berceau de Verdun du matin au soir, est plongé dans un profond étonnement. Mais ce n’est qu’une apparence. Cette tête penchée sur le côté (sa langue pendant de l’autre) est une séquelle de sa dernière crise. D’après Laurent, le toubib adoré de Louna, il conservera toute sa vie cet air de stupéfaction intense. En fait, comme tout clébard conscient de ses responsabilités, Julius est tout bonnement ravi d’avoir un mouflet de plus at home. Le Petit réagit comme Julius, en être responsable. Il a entrepris de bercer Verdun, de la calmer coûte que coûte. Il raconte à Verdun-la-Nouvelle les histoires héritées de Verdun-l’Ancien. Dès que sa petite sœur ouvre l’œil, il reprend où il l’avait laissée l’interminable litanie des métrages de tissu engloutis par la Der des Ders. Et plus elle gueule, plus il monte le son, refusant avec un bel héroïsme de laisser recouvrir sa voix par le vacarme du champ de bataille…

Mais rien au monde ne peut apaiser Verdun. Jusqu’au jour où se produit ce qu’il est convenu d’appeler un miracle.

* * *

Ça s’est passé tout à l’heure. Verdun venait justement de se réveiller. Il était sept heures. (19 heures.) L’heure de son énième biberon. Comme ça n’allait pas assez vite à son goût, elle l’a fait savoir avec un peu plus de véhémence que d’habitude. Jérémy, qui était de quart, a foutu une casserole sur le feu et a pris la sirène dans ses bras. Le Petit a aussitôt remis son disque sur le plateau :

— 250 000 cache-nez à 1,65 franc et 100 000 passe-montagnes, plus de 2 400 000 mètres de drap en 140 pour les uniformes…

C’est alors qu’on a frappé à la porte. On a d’abord pensé que c’étaient les voisins et on a continué à mener notre paisible petite vie familiale, mais ça frappait toujours. Jérémy a dit merde et il est allé ouvrir, Verdun manifestant toujours dans ses bras. Verdun et Jérémy se sont alors retrouvés devant une minuscule Vietnamienne qui souriait d’un air sceptique, debout dans des socques de bois. La Vietnamienne a demandé :

— Malôtzène ?

Pour cause de Verdun, Jérémy a dit :

— Quoi ?

La Vietnamienne a répété plus fort :

— Malôtzène ?

Jérémy a gueulé :

— Quoi, Malaussène ?

La Vietnamienne a demandé :

— Itzi, maïdson Malôtzène ?

— Oui, vous êtes bien chez la tribu Malaussène, oui, a fait Jérémy en secouant Verdun comme un shaker.

— Dje peuh pargler Bendjamin Malôtzène ?

— Quoi ?

Verdun hurlait de plus en plus fort. D’une patience réellement mythique, la Vietnamienne a entrepris de reposer sa question :

— Dje peuh pargler…

Et le lait, là-bas, sur la cuisinière, s’est mis à déborder de la casserole.

— Merde ! a dit Jérémy. Tenez-moi ça une seconde, s’il vous plaît.

Il a collé Verdun toute vivante dans les bras de la Vietnamienne. Et c’est là que le miracle a eu lieu. Verdun s’est brusquement tue. La maison s’est réveillée en sursaut Jérémy en a lâché la casserole de lait sur le carrelage. Notre première pensée à tous fut que la Vietnamienne avait discrètement cassé la tête de Verdun contre le mur d’entrée. Mais non. Verdun souriait aux anges dans les bras de la vieille femme qui, d’un doigt câlin, lui gratouillait la base du cou. Verdun produisait les gargouillis de la rigolade nourrissonne. En échange la Vietnamienne lui offrait son tout petit rire de là-bas : « Hi-hi-hi… » Puis, de nouveau :

— Dje peuh pargler Bendjamin Malôtzène ?

— C’est moi, j’ai dit, entrez, madame.

Elle a fermé la porte derrière elle et elle s’est avancée dans la pièce, Verdun toujours gazouillant dans ses bras. Elle était vêtue d’une longue robe de soie noire à col Mao et portait de grosses chaussettes de laine. Tirés de leur torpeur par ce silence d’armistice, Clara et Risson se sont levés ensemble pour venir voir de plus près à quoi ressemblait notre sauveur. Il y avait quelque chose de fantomatique dans leur démarche, genre réveil des morts vivants. Ça a dû quelque peu inquiéter la vieille dame, car elle a froncé les sourcils et s’est arrêtée au milieu de la pièce, indécise. Je crois que nous avons tous eu la même trouille en même temps : qu’elle se tire et nous laisse seuls avec Verdun. Clara, Risson et moi lui avons tendu une chaise. Ça faisait trois chaises. Dans le doute, elle est restée debout. On la sentait prête à se tailler d’une seconde sur l’autre. J’ai passé ma main sur mon menton : pas rasé depuis trois jours. J’ai regardé Risson : un vieux poilu statufié par l’épuisement. J’ai regardé Clara : défaite. Jérémy foutait la moitié du lait à côté de la casserole tellement ses mains tremblaient. Joli spectacle. Il n’y avait que Verdun, rose et fraîche, pour péter de saine santé dans les bras de notre visiteuse.

— Clara, j’ai dit, retourne te reposer, tu en as besoin, et vous aussi monsieur Risson.

Mais, Risson me répond que non, ça va très bien, il me remercie. De fait, son visage a quelque chose de tout lumineux, soudain. Il couve des yeux cette petite vieille avec une admiration non dissimulée.