— Entiez ! lança-t-il d’une voix qui souriait.
La porte s’ouvrit avec précaution. Quelqu’un en avait tourné la poignée et la poussait maintenant avec le pied. Quelqu’un qui semblait rester indécis sur le palier. « Entre » murmurait Thian, « entre, puisque tu es venu jusqu’ici, entre… » La porte s’ouvrit davantage et la petite Leila entra, poussant le battant avec son dos, les mains chargées du plateau sur lequel, tous les soirs à la même heure, elle apportait son couscous à la veuve Hô.
Thian ne bougea pas plus qu’une statue chinoise pendant que la gamine posait le plateau sur la table basse.
— Aujourd’hui, papa t’a mis des brochettes.
Tous les soirs, le vieil Amar lui « mettait des brochettes ». Et tous les soirs la gamine le lui annonçait. Quand elle eut posé son plateau, elle resta là, à se tortiller, indécise. Thian ne semblait pas la voir, Leila dit enfin.
— Y a Nourdine, il est planqué dans la cage d’escalier.
« Nourdine est planqué dans la cage d’escalier », répéta mentalement Thian sans comprendre un mot de ce qu’elle disait là.
— C’est pour me peloter quand je redescendrai, précisa Leila sur un ton de réveille-matin.
Thian sursauta.
— Pelôthé ?
Puis :
— Ah ! ouille, pelôther ! hi, hi, hi, pelôther !
Et il fit ce que la gamine attendait de lui. Il se leva, ouvrit le gros bocal d’épicier qui trônait sur le buffet de la petite pièce, en sortit deux loukoums roses et cubiques qu’il donna à l’enfant avec la recommandation habituelle :
— Pargtadjer, hein ? Pargtadjer !
Le petit Nourdine était encore à un âge où, se jetant sur une fille, ce sont ses loukoums qu’on dévore en priorité.
25
Ni les croissants, ni le chocolat, ni la lumière du drugstore ne valaient ceux d’en face. À la troisième gorgée seulement, Pastor osa demander au divisionnaire Coudrier la raison pour laquelle il semblait préférer le drugstore Saint-Germain au café de Flore ou aux Deux-Magots.
— Parce que c’est d’ici, précisément, qu’on a la meilleure vue sur eux, répondit le divisionnaire.
Ils continuèrent à petit déjeuner dans un silence poli, mouillant leurs croissants, à la française, mais sans le moindre bruit de succion, à l’anglaise. Droits et attentifs, leurs dos n’effleuraient pas leurs chaises. En contrebas, le drugstore se remplissait peu à peu de sa clientèle plaquée or. Il n’y avait pas si longtemps, se rappelait Pastor, tout ce clinquant avait attiré les bombes. Naïveté des convictions : elles bombardaient un reflet de richesse pendant que, sur les terrasses d’en face, on débitait l’express à quinze francs la tasse pour un public de spectateurs analytiques. Pastor se souvenait : tout son jeu de miroirs volé en éclats sanglants, le drugstore avait enfin ressemblé à ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : un entrepôt souterrain pour marchandise et humanité précaires.
— À quoi pensez-vous, Pastor ?
Deux gosses venus d’ailleurs (duffel-coat vert bouteille, bermuda gris souris, burlingtons impeccables et blonde petite brosse vaninienne) firent une entrée timide, leur argent de poche hebdomadaire bien serré dans leurs petits poings aux ongles nets.
— J’ai participé aux sauvetages, ici, l’année de la bombe, monsieur, j’étais encore stagiaire à l’époque.
— Ah ! oui ?
Coudrier but une ultime gorgée.
— Ce matin-là, moi, j’étais assis en face.
Ils commandèrent deux express pour éteindre le dégoût du chocolat, une carafe d’eau pour réparer les dégâts du café et, quand les dernières miettes de croissant se furent décollées de leurs gencives, Coudrier demanda :
— Alors, où en êtes-vous ?
— Bien avancé, monsieur.
— Un suspect ?
— De fortes présomptions. Un certain Malaussène…
— Malaussène ?
Pastor raconta. La fille jetée dans la péniche avait provoqué le renvoi de Malaussène quelques mois plus tôt. « Il était employé au Magasin, monsieur. » Selon le directeur dudit Magasin, Malaussène était homme à se venger — une sorte de maniaque de la persécution qui aimait jouer le rôle de bouc émissaire. Or, le soir où Julie Corrençon avait été jetée par-dessus bord, les voisins de Malaussène avaient entendu un cri de femme, un claquement de portière et des hurlements de pneus. Et on avait retrouvé sur place le manteau de la victime. Cela n’aurait pas signifié grand-chose si le même Malaussène n’était soupçonné de trafiquer dans la drogue et peut-être même d’estourbir les vieilles dames de Belleville.
— Fichtre !
— Le commissaire divisionnaire Cercaire dispose d’un témoignage accablant au sujet de la drogue, et presque d’un flagrant délit. Or, Julie Corrençon a été droguée avant d’être dépontée.
— « Dépontée » ?
— Un néologisme que je m’autorise, monsieur, par glissement du verbe « défenestrer ».
— Je ne sais pas si je dois permettre de pareilles audaces dans mon service, Pastor.
— Peut-être préféreriez-vous « empénichée », monsieur ?
— Et pour ce qui est des vieilles dames ?
— Deux des dernières victimes fréquentaient l’autobus d’un certain Stojilkovicz, intime de Malaussène, et étaient elles-mêmes des habituées de la maison.
— D’où tenez-vous cela ?
— Van Thian était lié à la dernière victime, la veuve Dolgorouki ; c’était sa voisine de palier. C’est elle qui lui a parlé de ses visites chez Malaussène.
— Ce qui prouve ?
— Rien, monsieur. Toutefois, la façon dont elle a été tuée…
— Oui ?
— Indique qu’elle a ouvert sans crainte à son assassin. Mais, à part Thian et Stojilkovicz, la veuve Dolgorouki ne fréquentait que ce Malaussène. Stojilkovicz conduisait son bus à l’heure du crime, et si l’on veut bien laisser Thian de côté…
— Reste Malaussène.
— …
— …
— Eh bien, dites-moi, Pastor : tentative de meurtre, trafic de drogue, assassinats réitérés, en fait de soupçons, ce n’est pas un suspect que vous tenez là, c’est une anthologie !
— Selon toute apparence, monsieur… D’autant que Thian s’est rendu chez ce Malaussène, et, pour lui, il ne fait aucun doute que toute la famille est camée jusqu’aux yeux.
— Les apparences, Pastor…
Demi-torsion de son buste, le coude appuyé sur le dossier de sa chaise, le commissaire divisionnaire Coudrier laissait son regard se multiplier dans les miroirs.
— À propos d’apparences, vous ne remarquez rien de particulier, dans ce palais des glaces ?
Sur le ton du psychologue qui vous colle un Rorschach. Pastor ne suivit pas le regard de son chef. Il ne balaya pas le drugstore. Il posa les yeux ici, puis là, de longues secondes à la fois. Plan fixe. Charge au drugstore de bouger dans le cadre. Deux petits culs trop serrés dans leurs jeans impeccables venaient de prendre leur faction à la porte d’angle. « Si tôt le matin ? » s’étonna Pastor. Des affamés de lecture descendaient quatre à quatre les marches de la librairie. D’autres en remontaient, plus calmes, chargés pour la semaine. Littérature démagnétisée qu’ils liraient, confortablement installés en face. L’un d’eux, gravissant sous le nez de Pastor les trois marches de la sortie, serrait Saint-Simon contre son cœur. Malgré tous ses efforts, Pastor ne put empêcher l’image du Conseiller de faire irruption dans le cadre, ni la voix de Gabrielle de combler tout le volume : « Le duc de la Force, qui mourut dans ce même temps, ne fit pas de regrets… nonobstant sa naissance et sa dignité. » Les inflexions de Gabrielle, qui lisait à voix haute, prêtaient aux lèvres du Conseiller le sourire du vieux duc de Saint-Simon. Ces soirées de lecture… et les oreilles du petit Jean-Baptiste Pastor dressées dans la pénombre…