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Pastor s’ébroua, ferma une seconde les yeux, les rouvrit ailleurs, et vit enfin ce qu’il y avait à voir. Les deux gosses de tout à l’heure (bermuda, duffel-coat et burlingtons) dévalisaient purement et simplement la blonde vendeuse de K7. L’un des deux maintenait la fille penchée sur le cadavre éventré d’un petit Sony, pendant que l’autre vidait une vitrine dont il avait dû piquer la clef. Pastor en était comme deux ronds de flan. À croire que le corps de ce gosse était aimanté ! La marchandise lui sautait littéralement dessus. Dans le même mouvement qu’il fauchait, il remettait les boîtes vides à leur place. Ni vu ni connu. Pastor ne put retenir un sourire d’admiration. La porte vitrée se referma d’elle-même, et, d’elle-même, la petite clef retrouva sa place dans la poche nylon de la vendeuse. Pas un bruit. Et toujours la stricte petite brosse blonde par-dessus le spectacle.

— Vu, monsieur : deux gosses viennent de refaire la vendeuse, là-bas, de toute sa marchandise.

— Bien observé, mon garçon.

À présent, les gamins se dirigeaient tranquillement vers la sortie.

— Je les intercepte, monsieur ?

Coudrier leva une main désabusée.

— Laissez courir.

Comme Saint-Simon tout à l’heure, les blondinets gravirent les trois marches de la sortie, mais obliquant tout à coup à angle droit, ils se dirigèrent vers la table des deux flics. Pastor lança une sorte de coup d’œil apeuré à Coudrier qui ne voyait pas venir les enfants. Mais déjà, le plus proche tapotait l’épaule du divisionnaire.

— Voilà, grand-père, c’est fait.

Coudrier se retourna. Le gosse ouvrit son duffel-coat. Pastor se demanda comment un corps si frêle pouvait trimballer une telle quantité de marchandise. Coudrier hocha gravement la tête.

— Et toi ?

Par l’entrebâillement du second manteau, Pastor eut la vision éclair d’une collection de magnétophones, de calculatrices et de montres pendus à une multitude de crochets, eux-mêmes rivés à une sorte de harnais.

— On fait des progrès, grand-père, tu ne trouves pas ?

— Pas tant que ça. L’inspecteur Pastor, assis en face de moi, vous a repérés.

Puis à Pastor, avec un geste las de présentation :

— Mes petits-fils, Pastor : Paul et Germain Coudrier.

Pastor serra la main des gosses en essayant de ne pas trop les secouer, puis, devant leur mine déconfite, il crut bon de s’excuser :

— Je ne vous ai remarqués que parce que votre grand-père m’a demandé d’ouvrir les yeux.

— On ne remarque rien les yeux fermés, observa Coudrier.

Et aux enfants :

— Allez me remettre tout ça en place, et tâchez d’être plus discrets, cette fois-ci.

Les gosses s’éloignèrent, le dos rond.

— Le vol, Pastor…

Coudrier suivait les enfants des yeux.

— Oui, monsieur ?

— Il n’y a pas meilleure école pour la maîtrise de soi.

Là-bas, la vendeuse accueillait le retour des enfants avec un sourire tout joyeux.

— Et dans cette société, conclut le commissaire, il faut être sacrément maître de soi pour avoir une chance de rester honnête.

Dans le cadre de Pastor maintenant, il n’y avait plus place que pour une seule image : le visage de Coudrier. Un Coudrier qui fixait son inspecteur avec l’attention concentrée de toutes les polices du monde.

— Inutile de vous préciser, dit-il lentement, que ces deux enfants se laisseraient crever sur place plutôt que de toucher à 20 centimes qui ne leur appartiendraient pas.

— Cela va sans dire, monsieur…

— Alors, pour ce qui est des « apparences », comme vous dites, soyez prudent avec votre Malaussène.

Tombé d’une voix lourde, le message était on ne peut plus clair.

— J’ai encore une chose importante à vérifier, monsieur, une certaine Édith Ponthard-Delmaire, que nous avons filée, Thian et moi…

Coudrier l’interrompit de la main :

— Vérifiez, Pastor, vérifiez…

III

PASTOR

— Dites-moi, Pastor, comment vous y prenez-vous, pour faire avouer de pareilles crapules ?

— En y mettant un peu d’humanité, monsieur.

26

— Vous vous appelez Édith Ponthard-Delmaire, vous avez 27 ans, vous avez été arrêtée il y a cinq ans pour usage et trafic de stupéfiants. Exact ?

Édith écoutait ce jeune inspecteur frisé lui parler d’une voix aussi chaude que le vieux pull dans lequel il semblait être né. Oui, elle s’appelait bien Édith Ponthard-Delmaire, fille en rupture de l’architecte Ponthard-Delmaire et de la grande Laurence Ponthard-Delmaire dont le corps avait été Chanel, en son temps, puis Courrèges, mais jamais un corps de maman — quoique mère. Oui, c’était vrai, Édith s’était fait arrêter fourguant de la drogue non pas à la porte d’un CET de banlieue, mais à celle du lycée Henri IV, parce qu’il n’y avait aucune raison, selon elle, pour que les fils de riches jouissent moins que les fils de pauvres.

Édith eut un sourire éclatant à l’adresse du jeune inspecteur, ce fameux sourire de gamine qui ferait d’elle, un jour, une vieille dame délicieusement indigne.

— C’est exact, mais c’est de l’histoire ancienne.

Pastor lui rendit son sourire, dans une version rêveuse.

— Vous avez fait quelques semaines de prison, puis six mois de désintoxication dans une clinique de Lausanne.

Oui, le gros Ponthard-Delmaire étant ce qu’il était, sa respectabilité ne supportant pas d’accrocs, il avait réussi à sortir sa fille de taule pour l’envoyer dans une clinique suisse d’une grande discrétion.

— En effet, une clinique blanche comme l’héroïne la plus pure.

La précision d’Édith fit rire l’inspecteur. Un vrai rire spontané, très enfant. L’inspecteur trouvait cette brune aux yeux si clairs d’une beauté vraiment vivante. L’inspecteur croisa des mains étonnamment délicates sur son vieux pantalon de velours. Il demanda :

— Puis-je vous parler de vous, mademoiselle ?

— Faites, dit la jeune fille, faites, c’est mon sujet favori.

Alors, l’inspecteur Pastor lui parla d’elle-même, puisque c’était ce qu’elle désirait. Il commença par lui apprendre qu’elle n’était pas une vicieuse de la seringue, mais plutôt une théoricienne, une femme à principes. Selon elle (« arrêtez-moi si je me trompe »), dès l’âge de raison (aux alentours de 7 ou 8 ans), l’Homme avait le droit de « prendre son pied » aux cimes les plus hautes. On ne pouvait donc pas dire qu’après son premier chagrin d’amour (un acteur célèbre qui l’avait traitée en acteur…) Édith fût tombée dans la drogue. Bien au contraire, grâce à la drogue, elle avait accédé à des sommets si élevés que les illusions, enfin, n’y trouvent plus d’oxygène. « Car être libre (déclarait-elle à l’époque où on l’avait arrêtée) c’est d’abord être libéré du besoin de comprendre… »

— Oui, c’est bien le genre de choses que je disais à l’époque.

L’inspecteur Pastor lui sourit, apparemment satisfait de constater qu’Édith et lui émettaient sur la même longueur d’ondes.

— Toujours est-il que le divisionnaire Cercaire vous a envoyée vérifier en prison s’il n’y avait pas tout de même un petit quelque chose à comprendre.

C’était vrai, et à sa sortie de prison, la clinique l’avait à ce point ramonée qu’Édith en avait perdu à jamais le goût des ascensions intraveineuses.