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— C’est la dernière fois que je viens, assura la jeune Américaine. Dès que j’entre ici, je perds la tête et je me ruine.

Le regard d’Alexandra croisa celui de Yuan-chang qui se tenait debout au seuil de sa porte :

— Vous avez raison. C’est sûrement l’endroit de toutes les tentations.

Alexandra ne devait plus revoir le prince. Néanmoins cette brève rencontre lui laissa une profonde impression car jamais encore elle n’avait approché d’aussi près le feu ardent d’une passion. Ce souvenir-là ne s’effacerait pas.

L’hiver se traîna interminablement, repoussant un printemps qui ne parvenait pas à éclore. Pékin étouffa sous les vents de sable venus du désert de Gobi qui s’infiltraient partout, aussi épais qu’un brouillard londonien mais cent fois plus pénibles. Avec eux reparurent les Boxers que la froidure semblait avoir engourdis mais qui se déchaînaient plus sauvages que jamais en se rapprochant de la capitale. Leurs bandes attaquèrent les missions chrétiennes et les villages isolés, pillant, brûlant, torturant et massacrant sans pitié. Les diplomates occidentaux apprirent qu’ils visaient à présent les concessions de T’ien-tsin et, surtout, les Légations où l’on cessa de danser.

Aux protestations indignées des diplomates, le Palais répondit en leur donnant vingt-quatre heures pour quitter Pékin. L’ambassadeur allemand, le baron von Ketteler, fut assassiné le lendemain.

Dès lors, il ne pouvait plus être question de discuter : il fallait se battre en espérant que les renforts ne tarderaient pas. D’ailleurs, comment abandonner à un sort atroce les milliers de chrétiens chinois qui venaient sans arrêt demander asile aux Légations ?

Le quartier fut mis en défense. On construisit des barricades, des casemates. La légation de France, à demi incendiée, obligea son personnel à rejoindre les Belges chez les Anglais. Il fut d’ailleurs décidé que les femmes et les enfants seraient regroupés avec les vivres et les réserves de munitions dans ce grand ensemble de bâtiments où Sir Claude et lady Macdonald les accueillirent de leur mieux. Cette fois, le siège commençait et, au-dessus des rouges murailles comme des gracieux palais, les corbeaux s’assemblèrent en tournoyant lentement. Quatre cents hommes allaient défendre deux mille personnes cependant qu’à l’autre bout de la Cité Interdite, complètement coupée des Légations, la grande mission catholique du Pé-Tang, sa cathédrale et son évêque, Mgr Favier, donnaient asile à trois mille chrétiens chinois avec pour seule protection quarante marins : trente Français aux ordres de l’enseigne Paul Henry et dix Italiens commandés par l’aspirant Olivieri.

Le pire fut atteint lorsque l’on apprit que la colonne de secours partie de T’ien-tsin sous les ordres de l’amiral Seymour avait dû rebrousser chemin. Les Légations ne pouvaient plus compter que sur elles-mêmes.

La lourde chaleur moite qui accablait Pékin ne cédait pas au coucher du soleil et rendait les nuits pénibles. Il était d’autant plus difficile de dormir que, bien souvent, l’ennemi attaquait au moment où l’on ne s’y attendait pas. Les assiégés soutenus par leur volonté de tenir vivaient l’espoir ou l’angoisse en alternance selon l’humeur superstitieuse ou les rêves de l’impératrice douairière. Parfois les Boxers grossiers et malodorants faisaient horreur à sa délicatesse mais, le plus souvent, elle voyait dans ces hordes enragées qui se prétendaient invulnérables les légions célestes chargées de rendre à la Chine sa grandeur perdue : elle invitait alors ses fidèles enfants à « manger la chair des Européens et à dormir sur leur peau »…

Dans les Légations, on ne savait plus rien de ce qui se passait à T’ien-tsin et sur l’estuaire du fleuve sinon ceci : lord Seymour, le comte du Chaylard et le colonel japonais Shiba avaient réclamé des renforts de troupes, mais le secours n’arriverait-il pas trop tard ?

Vers la fin de juillet, l’ambassadrice de France Mme Pichon rassembla autour d’elle toutes les femmes et leur distribua de petits sachets contenant une dose mortelle de poison qu’elle avait réussi à extorquer au docteur Matignon :

— Avalez sans hésiter si vous êtes prises, leur dit-elle. Cela vous évitera la torture : mieux vaut ne mourir qu’une fois…

Alexandra faillit refuser. N’avait-elle pas le talisman ? Mais à mesure que le temps passait elle perdait un peu confiance en lui. D’ailleurs Sylvia, qu’elle avait mise dans le secret, trouvait la chose plutôt amusante :

— Une histoire bien romantique à raconter plus tard à vos petits-enfants ! Ce prince est amoureux de vous et il cherche à vous intéresser. Voilà tout. Il faut accepter ce poison.

La fille de l’ambassadeur montrait d’ailleurs un courage étonnant qui galvanisait son amie. Le jour du 14 juillet, fête nationale des Français, elle accompagna sur son piano le chant de la Marseillaise tout de suite suivie de l’hymne américain. Après quoi elle organisa une manière de petite fête, bien modeste évidemment mais qui lui permit d’inviter à danser un personnage qu’elle jugeait tout à fait intéressant. Il s’agissait d’un voyageur français nommé Antoine Laurens, un peintre arrivé à la légation de France au début du mois de juin après un périple dans la Chine du Sud dont il rapportait de charmants dessins… et peut-être autre chose car, dès son arrivée, il avait eu avec Stephen Pichon et l’ambassadeur russe, Michel de Giers, plusieurs conférences dont, évidemment, les dames ne furent pas tenues informées. Elles n’en surent que ce qu’on leur en dit au cours de la réception donnée en son honneur par l’aimable Mme Pichon : c’était à la fois un homme du monde et un artiste de talent doublé d’un curieux qui aimait à errer dans des endroits impossibles, voire dangereux, pour le seul bénéfice de son inspiration. Il suffisait qu’il arrivât de Hong Kong et de Shanghai pour qu’on lui tressât les lauriers de l’héroïsme et toutes les femmes en raffolaient. D’autant qu’aux approches de la quarantaine, il possédait un charme bien particulier résidant à la fois dans sa silhouette maigre mais athlétique vêtue le plus souvent de tweed fatigué, dans un visage tanné d’une séduisante laideur qu’éclairait parfois un sourire narquois et dans le regard vif et joyeux de deux yeux d’un bleu de gentiane.

Tel qu’il était Sylvia le déclara d’emblée irrésistible, regretta qu’il y eût chez les Français tant de femmes charmantes et en vint même à considérer les affreux Boxers comme des gens pleins d’à-propos quand, après les premiers incendies, tout le monde se retrouva chez les Macdonald : elle allait voir son héros tous les jours.

Ce qui ne lui apporta rien de plus. M. Laurens lui montra autant d’intérêt qu’aux autres dames et demoiselles. Il fut aussi aimable avec elle qu’avec sa mère, ou Alexandra, ou Mme Pichon, ou la belle marquise Salvago Raggi, ou la baronne de Giers, ou lady Macdonald… mais pas plus. Il paraissait se plaire surtout avec son ami Edouard Blanchard, l’un des attachés de la légation française qu’il connaissait depuis longtemps, et l’un des interprètes, le jeune Pierre Bault, qui lui avait sauvé la vie au moment de l’incendie du palais français en se jetant sur lui pour lui éviter la chute d’une poutre enflammée. Aussi la valse anglaise du 14 juillet fut-elle la seule victoire de la jeune fille.

À présent, même cet aimable et fugitif souvenir semblait appartenir à une autre vie. L’ambulance du docteur Matignon débordait de blessés alors que sa pharmacie manquait de plus en plus du nécessaire. Il y eut aussi des morts dans les différentes nations et parmi les Chinois réfugiés qui s’entassaient dans les ruines de l’ancien palais du prince Sou et dans des maisons abandonnées. On ne savait rien du Pé-tang sinon qu’il résistait toujours si l’on en croyait les détonations qui en parvenaient.