— Trop d’occupations absorbantes ! Nous devions partir ensemble et, au dernier moment, il a voulu, une fois de plus, repousser notre voyage. Alors j’ai décidé de visiter la France sans lui.
— Il a accepté cela ?
— Il ferait beau voir qu’il eût refusé ! Nous autres, en Amérique, nous tenons à une certaine indépendance et nous ne sommes pas soumises à nos époux comme le sont les Européennes, à ce que l’on m’a dit.
— La soumission est un grand mot qui n’a pas sa place dans un couple qui s’aime. N’aimez-vous pas M. Carrington ?
— Je l’adore ! C’est une splendide créature mais…
— … mais vous avez décidé d’aller exercer quelques ravages loin de ses yeux ? Et vous voulez m’associer à cette mauvaise action ? fit Antoine en souriant. En outre rien ne dit que ma présence n’indisposerait pas vos parents. Enfin, je n’ai pas l’intention de séjourner longtemps à Paris.
— Je croyais que vous y habitiez ?
— À peine. J’y possède un petit appartement mais ma vraie maison est en Provence et en pleine campagne. J’ai hâte d’y retourner.
— Voilà qui est galant ! fit Alexandra déçue. Et moi qui croyais que vous étiez heureux de notre rencontre !
— Qu’allez-vous imaginer ? Bien sûr, je le suis ! Mais vous devez avoir chez nous quelques amies mariées dans la haute société ?
— Vous voulez parler de ces femmes qui ont échangé leur dot contre un titre quelconque ? À l’exception d’une seule, je ne les estime guère. Vous, je vous considère comme un ami, un vrai. En outre vous êtes un peintre connu et puis… quand vous vous habillez vous êtes plutôt séduisant ! Le cavalier idéal en quelque sorte.
— J’ai peur de ne pas avoir la vocation. Vous allez sortir beaucoup… et moi j’aime tellement mes pantoufles !
Alexandra le regarda comme s’il avait proféré une grossièreté. Entendre parler de pantoufles par un homme que l’on a connu au bout du monde et sous le feu de l’ennemi !
— Qui aurait pu penser que vous étiez un Français si compliqué ? Tenez, je vous propose un pacte : vous me consacrez quelques jours et ensuite je vous rends votre liberté. À présent, fit-elle avec décision, plus un mot là-dessus ! Rentrons et faites-moi danser !
— Moi ? Mais je ne sais pas danser.
— Oh ! fit-elle, suffoquée. Vous êtes un affreux menteur. Vous oubliez que je vous ai vu valser avec miss Conger ?
— Le fameux 14 juillet ? s’écria Antoine en éclatant de rire. Ne me dites pas que vous avez pris pour de la danse les entrechats que votre amie m’a extorqués dans une ambassade à demi ruinée ? Et avec une assistance pleine d’indulgence ! Sur ce parquet miroitant, je craindrais de vous entraîner dans mon ridicule.
— Décidément, il n’y a rien à tirer de vous et je suis très déçue. Allez dormir, Tony ! J’espère que demain vous vous montrerez plus gracieux.
Sans rien ajouter elle rentra et alla rejoindre les joueurs de bridge, laissant Antoine mi-amusé, mi-agacé. De toute évidence, cette adorable créature le croyait plus heureux de leurs retrouvailles qu’il ne l’était en réalité car il ne désirait pas se laisser entraîner dans une aventure qui ne le tentait guère. À Pékin, bien sûr, il avait été un peu amoureux d’Alexandra Forbes, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, mais tant de choses avaient changé ! À commencer par Alexandra elle-même : de sa beauté éclatante et de sa haute situation elle tirait une assurance, une certitude de son pouvoir sur les hommes qui était d’ailleurs assez souvent le travers de ses compatriotes, mais qu’il n’appréciait pas. Et comme lui aussi avait changé, il n’entendait pas laisser quiconque, fût-ce la plus belle femme de l’univers, aliéner si peu que ce soit de sa liberté.
De son côté, Alexandra se sentait vexée. Elle avait trop l’habitude des hommages masculins pour ne pas éprouver un peu d’irritation devant la résistance qu’elle sentait chez Tony. En outre, ayant conscience de s’être conduite en enfant gâtée, elle n’aimait pas beaucoup s’adresser une critique, même légère. Raison de plus pour tenter d’affirmer sa puissance dans les jours à venir.
Comme elle passait devant une haute glace, celle-ci lui renvoya une image si rayonnante qu’elle se sentit réconfortée. Ce cher Tony ignorait encore qu’elle savait à présent comment obtenir tout ce qu’elle désirait. Et puisque le Ciel le remettait sur son chemin il faudrait bien qu’il accepte de jouer, dans le beau voyage d’Alexandra, le rôle – tout platonique d’ailleurs ! – qu’elle lui assignait déjà : celui de chevalier servant et de mentor. Ce serait tellement plus amusant de sortir avec lui et tante Amity qu’avec tante Amity seule ! Et pourquoi pas sans tante Amity ?
Ce qu’elle ne pouvait deviner, c’est qu’au même moment Tony, pressentant ce qui l’attendait, se demandait s’il ne serait pas plus sage de quitter le bateau à Southampton sous un prétexte ou sous un autre.
La mer se chargea de lui éviter des efforts d’imagination. La tempête qui se déchaîna le lendemain et qui se fit plus violente aux approches des côtes anglaises obligea la Lorraine à gagner directement Le Havre où ses quelques passagers anglais furent hébergés en attendant d’être ramenés chez eux.
Résigné à subir l’inévitable, Antoine prit le train pour Paris en compagnie de ses trois Américains.
CHAPITRE III
UN PASSANT
À Paris, Mrs Carrington et sa tante s’installèrent à l’hôtel Ritz, place Vendôme, tandis que l’oncle Stanley s’en allait loger à l’hôtel Continental, rue de Castiglione. Loger et bouder d’ailleurs : il ne comprenait pas que « ses femmes » choisissent un établissement qu’il ne connaissait pas plutôt que celui qui avait ses préférences, mais Alexandra avait entendu vanter le nouveau palace parisien et entendait y prendre ses quartiers. Un peu grâce à Antoine qui entretenait d’excellentes relations avec Olivier Dabescat, le tout-puissant et déjà célèbre maître d’hôtel, ces dames obtinrent un bel appartement donnant sur la place même. Ce qui, a priori, n’était pas évident pour deux voyageuses inconnues dans la capitale.
En effet, depuis son ouverture six ans plus tôt par le Suisse César Ritz, l’hôtel était devenu une succursale occulte des Affaires étrangères. Tous les grands noms d’Europe s’y retrouvaient auprès des Américains les plus fortunés. Même des têtes couronnées s’y arrêtaient et sur tout cela régnait, le monocle à l’œil, le grand Olivier qui connaissait son monde comme personne et veillait avec une exquise courtoisie à satisfaire les plus exigeants de ses clients. Le vrai directeur c’était lui, que Ritz fût à Londres ou ailleurs. Or, le nom de Carrington lui étant encore inconnu, il n’aurait pas, sans recommandation, donné l’une de ses plus belles suites.
— Que d’histoires pour une chambre d’hôtel ! grogna l’oncle Stanley. Et le Continental vaut bien cette vieille baraque.
— Vieille baraque ? protesta Alexandra indignée. Vous êtes un béotien, mon oncle, et un Américain ingrat. Gloria Vanderbilt m’a dit qu’il s’agissait de l’ancienne demeure du duc de Lauzun qui a chargé, à Yorktown, contre les canons anglais.
Elle n’ajouta pas que, selon Antoine, ledit Lauzun compta un temps parmi les familiers de Trianon et que Marie-Antoinette lui trouvait même un certain charme. Aussi fut-ce avec une joie très vive qu’elle s’installa dans les pièces aux boiseries claires où les meubles charmants et les lustres à cristaux semblaient venus en droite ligne de Versailles.
En bon Helvète ennemi farouche de la poussière, M. Ritz bannissait formellement de ses palaces les lourdes tentures, les guipures, les velours, les pompons et autres passementeries à la mode qui selon lui étaient autant de réceptacles à microbes. N’entraient chez lui que des soieries légères, des cotonnades de Perse, des toiles de Jouy et, surtout pour les salles de bains et cabinets de toilette, des tissus lavables. Seules quelques tapisseries authentiques décoraient les salons d’apparat.