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— Pourquoi êtes-vous venu ce soir ?

— Besoin de voir des gens simples, de retrouver un peu de vraie chaleur ! D’ailleurs, je vais bientôt repartir. Lucien ! Donnez-nous donc encore un peu de votre nectar !

Le lendemain, après le déjeuner qu’elles avaient pris au gril de l’hôtel, Alexandra et sa tante se séparèrent. Miss Forbes remonta chez elle pour une petite sieste tandis que la jeune femme, profitant d’un rayon de soleil, décidait de se rendre chez Lachaume, le fameux fleuriste de la rue Royale, afin d’y commander des fleurs pour une amie. Depuis l’enfance, en effet, elle était liée avec Dolly Ferguson qui, trois ans plus tôt, avait épousé le marquis d’Orignac.

Ce mariage qui enlevait à l’Amérique une jeune fille de bonne famille nantie d’une grosse dot avait été déploré par toute la société de Philadelphie en général et par Alexandra en particulier. Elle ne parvenait pas à comprendre cette manie étrange qui poussait ses contemporaines à épouser des Européens, désargentés pour la plupart mais porteurs de vieux noms et de beaux titres, au lieu de choisir leur compagnon d’existence parmi les gloires présentes ou futures des États-Unis. Elle-même se sentait infiniment plus fière d’être l’épouse de Jonathan Carrington que celle d’un quelconque nobliau possédant un château plus ou moins délabré et un arbre généalogique remontant aux Croisades.

Néanmoins, quand l’été précédent Dolly et son mari avaient fait leur apparition à Newport, Alexandra, trop honnête pour demeurer sur des positions indéfendables lorsqu’elle les jugeait telles, remit aussitôt ses relations avec la jeune mariée sur le pied de leur ancienne intimité. Le couple était charmant et, de toute évidence, l’amour seul avait présidé à cette union. D’ailleurs, sans être aussi fortuné que sa femme, Pierre d’Orignac n’avait rien du coureur de dot. Aussi, Mrs Carrington le déclara-t-elle tout à fait séduisant et prit-elle avec fougue la défense de son amie auprès de ceux qui pensaient la tenir à distance. Elle parvint ainsi à créer autour du couple un courant de sympathie dont Dolly lui fut très reconnaissante. D’autant plus qu’Alexandra eut à en découdre avec son mari qui s’obstinait dans le clan des irréductibles… Elle fit alors entendre à Jonathan qu’elle entendait recevoir les d’Orignac chez elle et que s’il refusait de se tenir à ses côtés pour le grand dîner qu’elle désirait offrir, elle aurait le regret de se passer de lui. Comme sa belle-mère et sa belle-sœur Cordélia se rangèrent à son avis, la coalition des trois femmes vint à bout des répugnances du haut magistrat :

— Après tout, soupira-t-il, dès l’instant où il ne s’agit pas d’une femme de ma famille, la conduite des autres m’est tout à fait indifférente.

Alexandra s’abstint de constater que l’indifférence avait été longue à venir mais elle eut son dîner et se tint pour satisfaite. En échange, Dolly lui donna son adresse à Paris et lui fit promettre de la prévenir lorsqu’elle viendrait en France.

Au lendemain de son arrivée, elle avait téléphoné mais Dolly était absente. Elle séjournait sur la Côte d’Azur pour s’y remettre d’un mauvais rhume et ne rentrerait qu’à la fin de la semaine. Aussi Alexandra, pour corriger ce qu’un coup de téléphone pouvait avoir d’un peu sec, eut-elle l’idée de faire porter chez son amie sa carte accompagnée de fleurs.

Connaissant ses goûts, elle choisit quelques belles roses mêlées de lilas blanc puis, son achat terminé, décida de rentrer à l’hôtel en passant par la rue de la Paix où elle désirait s’arrêter chez Doucet. Le temps vif et frais mais déjà ensoleillé était idéal pour la marche et Alexandra se dirigea vers le boulevard de la Madeleine dont les marronniers laissaient pointer leurs pousses d’un joli vert tendre et semblaient l’inviter à venir les admirer.

Sans trop savoir pourquoi, elle se sentait heureuse et légère ce jour-là. Paris lui plaisait de plus en plus et elle y éprouvait l’impression toute nouvelle d’en faire partie. Elle ne se sentait pas étrangère comme quelques années plus tôt à Londres. Cela tenait peut-être à la couleur du ciel – un bleu léger où les petits nuages avaient l’air de plumes tombées des ailes d’un ange – ou encore à l’odeur d’herbe mouillée, de fumée de tabac et même de crottin de cheval mais elle avait la sensation d’être chez elle tout autant que si elle se promenait sur la 5e Avenue.

Au coin du boulevard, une jeune femme enveloppée d’un châle de laine tricotée et coiffée d’un fichu vendait des violettes dans un grand panier garni de mousse. Alexandra, amusée par le contraste avec le superbe magasin dont elle sortait, en acheta un bouquet que la marchande l’aida à fixer sur son grand manchon de zibeline avec une gentillesse que l’Américaine jugea touchante. Elle paya d’une pièce d’or et d’un sourire puis reprit son chemin sans se douter que le Destin venait à sa rencontre.

Au même moment, en effet, Jean, neuvième duc de Fontsommes, quittait le très élégant Cercle de l’Union où il venait de déjeuner avec un ami et décidait de se rendre chez Fontana, l’orfèvre de la rue Royale, pour y choisir une aiguière qu’il souhaitait offrir à sa mère. Soudain son regard tomba sur la jeune femme qui venait à sa rencontre et ne la lâcha plus.

Elle portait un tailleur de fin drap gris clair dont la veste, assez courte, était ourlée de zibeline et dont la jupe collante moulait agréablement ses formes. Sous la toque de même fourrure, la masse de ses cheveux relevés brillait comme de l’or. Lorsqu’ils se croisèrent, il distingua, sous la légère voilette, de grands yeux sombres et veloutés et de belles lèvres pleines d’un rouge particulièrement attirant. Quant au teint, il lui parut lumineux.

« Qui peut-elle être ? pensa-t-il. Je ne l’ai jamais vue. Son costume est assez audacieux pour que ce soit une cocotte… »

Rebroussant aussitôt chemin, il revint rapidement au Cercle comme s’il avait oublié quelque chose puis repartit pour voir l’inconnue une nouvelle fois. Peut-être avait-elle remarqué son manège car il put lui voir un léger sourire moqueur. Alors, il se mit à la suivre.

Cela ne se faisait pas en Amérique et Alexandra, qui s’en aperçut bientôt et se fût sentie offensée à New York, s’en amusa à Paris. Elle trouvait agréable de croiser des regards admiratifs et, en la suivant, ce jeune homme rendait à sa beauté une sorte d’hommage, peu discret sans doute, mais pas déplaisant. D’autant moins que l’insolent paraissait beau, élégant et que son allure annonçait un homme du monde et, plus que certainement, un aristocrate. Il possédait ce quelque chose de rare qui distinguera toujours l’ancienne noblesse, celle qui avait commandé dans les armées du roi et, à Versailles, porté habits de soie et plumes au chapeau.

Ce n’était pas la première fois qu’un homme suivait Alexandra. Elle y prenait toujours un secret plaisir, quitte à remettre l’imprudent à sa place d’un mot glacial et à s’indigner ensuite, en bonne fille de la prude Amérique, que Paris fût si dépravé. Mais ce jour-là et peut-être parce que la façon un peu cavalière dont Antoine s’était débarrassé d’elle la veille lui avait déplu, elle choisit de jouer le jeu, pendant quelques instants tout au moins. Et sans qu’elle en eût conscience sa démarche se fit plus légère et plus souple. Elle poussa même l’imprudence jusqu’à ralentir et s’arrêter afin de regarder une vitrine dont elle eût d’ailleurs été bien incapable de dire ce qui s’y trouvait exposé. Elle s’intéressait davantage aux reflets de la glace.

Elle vit alors que son suiveur la dépassait mais pour s’arrêter un peu plus loin, au pied d’un arbre, et s’accorda le plaisir un peu pervers de le détailler. Incontestablement, cette conquête lui faisait honneur. Le jeune homme – il pouvait avoir une trentaine d’années – était grand et mince mais vigoureux. Sa jaquette admirablement coupée épousait des épaules de corsaire, une taille et des hanches étroites posées sur de longues jambes. Les traits du visage, entièrement rasé, se montraient nets, bien dessinés et sans mièvrerie. Quant aux yeux, ils semblaient grands et bien enchâssés mais, à son grand regret, Alexandra ne put en distinguer la couleur.