Devinant que l’inconnu allait s’approcher d’elle, la belle Américaine reprit sa promenade à une allure plus rapide, comme si elle venait tout juste de décider d’un but précis. Fontsommes lui emboîta le pas et, l’un derrière l’autre, ils parvinrent ainsi rue de la Paix où, sans hésiter, Alexandra entra chez Doucet, pensant que la filature s’arrêterait là et que son suiveur allait s’éloigner. Elle s’avoua volontiers qu’elle en éprouverait un peu de regret puis s’efforça de l’oublier en se consacrant au choix d’une ou de deux robes d’après-midi.
Or, quand elle voulut sortir du magasin, trois bons quarts d’heure plus tard, elle vit qu’il était toujours là. Il l’attendait en faisant les cent pas et elle comprit, avec une petite émotion, qu’il ne la lâcherait pas jusqu’à ce qu’il sût où elle habitait. Alors, pour lui échapper, elle pria le portier de lui appeler un fiacre et, dès qu’il fut là, elle s’y précipita comme si sa vie dépendait de sa rapidité, en jetant au cocher l’ordre de la conduire aux Champs-Elysées. Son admirateur s’aperçut de son départ au moment où la voiture s’ébranlait. Il eut un geste de dépit puis, haussant les épaules avec une philosophie qu’il n’éprouvait pas vraiment, il tourna les talons et rejoignit le boulevard, l’humeur assombrie pour la journée.
Grand chasseur de femmes, Fontsommes, comme beaucoup de ses semblables, prenait un plaisir d’autant plus vif à traquer son gibier que celui-ci se montrait plus difficile. Rien ne lui coûtait pour satisfaire le désir éveillé par un corps souple joint à un joli visage. Riche et libre de son temps, il y consacrait celui qu’il fallait et parvenait à ses fins la plupart du temps. Mais, ayant horreur des liaisons qui finissent par devenir des charges insupportables, il rompait presque toujours une fois la victoire acquise. S’il s’agissait d’une demoiselle de petite vertu, un joli présent lui servait d’excuse et si la victime était une femme du monde, il parvenait en général à en faire une amie dévouée, d’ailleurs persuadée qu’il se sacrifiait à sa réputation et qu’un jour ou l’autre le jeu charmant reprendrait. Quant aux jeunes filles il ne s’y attaquait jamais, la virginité d’un être étant pour lui sacrée. Si l’une d’elles se retrouvait un soir dans ses bras, elle serait devenue duchesse de Fontsommes quelques heures auparavant mais jusqu’à présent aucune n’avait encore réussi à l’amener jusque-là.
Cette sage retenue ne lui coûtait guère. Il trouvait la plupart des demoiselles à marier sottes et ennuyeuses. Outre qu’il ne se sentait aucune disposition pour l’initiation amoureuse, il ne savait jamais quoi leur dire, le résultat de ses discours étant toujours d’une grande monotonie. À la moindre parole, la jeune personne devenait ponceau et baissait les yeux en tortillant le ruban de sa ceinture. S’il arrivait que l’une d’elles, plus hardie peut-être que les autres, glissât vers lui un regard un peu trop brillant où se lisait une invite, il saluait et s’éloignait sans perdre de temps, pris d’une envie d’appliquer une bonne fessée à cette future femme infidèle.
— Gianni ! Il faudrait tout de même songer à vous marier avant d’être devenu un vieillard cacochyme ! lui reprochait souvent sa mère avec son joli accent vénitien. Vous vous devez à votre nom… et j’aimerais tant embrasser mes petits-enfants !
Il prenait alors entre les siennes les belles mains toujours ornées de bagues admirables et les baisait avec une infinie tendresse.
— J’ai le temps, madre mia. Laissez-moi m’amuser encore un peu ! Ou alors trouvez-moi une jeune fille qui vous ressemble en toutes choses ! Fût-elle pieds nus dans des sabots, je jure qu’elle sera ma femme dans la semaine suivante !
Il était sincère. Aucune femme ne lui semblait digne de devenir la fille de cette grande dame si douce en qui se résumaient toutes les perfections. Aussi, en attendant l’improbable, il retournait d’un cœur léger à ses chevaux, à ses amis, à ses amours qu’il voulait toujours ardentes et passionnées tant qu’elles duraient même s’il ne disait jamais « je t’aime ».
Néanmoins, sa rencontre avec Alexandra le frappa plus que d’habitude, un peu à la manière d’un coup de soleil. Le souvenir des lignes exquises de son corps, de ses grands yeux sombres et de la splendeur de ses cheveux dorés lui enfiévra le cerveau et fit flamber son sang. Décidé à tout pour la retrouver, il retourna rue de la Paix pour interroger le portier de chez Doucet qui d’ailleurs ne lui apprit pas grand-chose car il ne savait pas le nom de cette dame, cliente de fraîche date. Tout ce que l’homme à la livrée galonnée put lui en dire tenait en trois mots : elle était étrangère. « En ce cas, pensa Fontsommes, elle doit être descendue dans l’un des grands hôtels environnants et ce ne sera pas très difficile de la dénicher. Une telle beauté ne peut pas passer inaperçue… »
Pendant ce temps, Alexandra rentrait au Ritz par la porte de la rue Cambon après avoir fait rebrousser chemin à son fiacre dès le début des Champs-Élysées. Cette courte promenade lui avait permis d’apaiser un peu l’émotion inhabituelle provoquée par l’inconnu. Et ce fut d’un pas assez ferme qu’elle pénétra dans le hall de l’hôtel où une surprise l’attendait : tante Amity y bavardait sur le mode affectueux avec une très jolie femme blonde et un homme un peu plus âgé qu’elle au visage ouvert et sympathique, tous deux d’une extrême élégance.
À sa façon volubile quand elle était émue, miss Forbes présenta à sa nièce Elaine Chandler, fille d’une de ses bonnes amies de Boston qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps :
— Elaine ressemble à sa mère d’une façon étonnante, proclama-t-elle, je l’ai reconnue tout de suite. N’est-ce pas merveilleux ?
— Ce serait tout à fait merveilleux si vous me présentiez aussi Monsieur ? fit Alexandra en regardant le jeune homme qui attendait placidement qu’on voulût bien s’occuper de lui. Êtes-vous aussi de Boston ? lui demanda-t-elle avec un sourire qu’il lui rendit :
— Dio mio ! Non ! fit-il en saluant avec aisance la nouvelle venue. Moi, je suis de Venise : comte Gaetano Orseolo, attaché à cette charmante jeune dame par les liens sacrés du mariage.
Alexandra considéra avec amusement cet Italien roux en pensant que le nombre des Américaines qui prenaient époux dans l’aristocratie européenne grossissait de façon inquiétante. Néanmoins, un courant de sympathie s’établit aussitôt entre elle et les Orseolo et, comme il arrive parfois à l’étranger lorsque l’on rencontre des compatriotes agréables, au bout de quelques minutes de conversation, tous eurent l’impression de se connaître depuis longtemps.
Elaine et Gaetano venaient d’arriver au Ritz où ils séjournaient chaque printemps pour voir leurs nombreux amis, renouveler la garde-robe de la jeune femme et s’amuser un peu après les mois d’hiver qui, à Venise, étaient toujours un peu tristes.
— Il n’est pas rare qu’à la mauvaise saison nous passions trois ou quatre semaines dans le midi de la France, expliqua Elaine, mais cette année mes deux enfants ont attrapé la rougeole et nous sommes restés auprès d’eux. Comment se fait-il que vous soyez seules toutes deux à Paris ?
— Mon époux n’a pas pu m’accompagner comme il l’espérait, fit Alexandra, mais mon oncle Stanley nous a conduites jusqu’ici puis s’est rendu pour quelques jours en Angleterre. Il revient ce soir. En outre, nous sommes escortées par un vieil ami parisien dont vous avez peut-être entendu parler : le peintre Antoine Laurens.