Alexandra sentit ce qu’il pensait et reçut son mépris comme une gifle. Vivement, elle se pencha vers Antoine :
— Tony ! murmura-t-elle. Je ne me sens pas bien. Voulez-vous me ramener à l’hôtel ?
Il fut debout tout de suite cependant que l’oncle Stanley protestait :
— Vous voulez rentrer déjà ? Mais nous commençons tout juste notre souper et c’est excellent !
— Finissez sans moi ! Et surtout excusez-moi… Je ne veux pas gâcher votre soirée.
— Alors Amity ira avec vous. Il n’est pas convenable que vous rentriez seule avec un homme.
Il fallut bien que miss Forbes s’exécutât. À son grand regret, elle suivit Alexandra, qui traversait la salle d’un pas royal les yeux fixés sur la porte, avec l’impression désagréable de jouer les duègnes de comédies espagnoles. En outre elle avait encore faim et dans la voiture qui les emporta elle ne put s’empêcher de protester :
— Je ne comprends pas ce qui vous a pris, Alexandra. Ce « mauvais » lieu m’est apparu fort convenable à moi. Nous n’avons pas fini notre souper et nous n’avons rien vu !
— Que vouliez-vous donc voir ? soupira la jeune femme qui, les yeux fermés, laissait aller sa tête contre le drap du capitonnage.
— Tout ! Maisie Singleton m’a raconté que lorsqu’elle a soupé chez Maxim’s cette Otero a dansé sur une table imitée par une princesse russe et que toutes deux ont bu du champagne dans un seau !
— Tony ! pria Alexandra sans ouvrir les yeux, quand je serai arrivée, vous ramènerez ma tante au restaurant. Elle a toujours détesté être privée de dessert.
Celui-ci ne répondit pas. Assis devant Alexandra, il l’observait avec attention, essayant de comprendre ce qui venait de se passer et surtout la réaction soudaine de son amie. Existait-il une relation quelconque entre Alexandra et Jean de Fontsommes qu’il connaissait superficiellement ? Mais alors, où et quand avaient-ils pu se rencontrer ? Pour ce qu’il en savait le jeune duc n’était jamais allé en Amérique.
CHAPITRE IV
SPIRITISME ET MONDANITÉS...
Le lendemain, Alexandra était d’une humeur massacrante. Dès le petit déjeuner, elle se déclara fatiguée et décida de rester dans son appartement sans recevoir personne :
— Quand Tony téléphonera pour savoir ce que nous voulons faire, dites-le-lui. Nous ne mettrons pas le pied dehors avant demain.
— Parlez pour vous ! protesta sa tante. Moi j’ai bien l’intention de sortir.
— Par ce temps ? Il pleut à verse.
— Les voitures sont faites pour éviter que l’on se mouille. Ce matin j’irai au musée du Louvre et je prendrai le lunch au salon de thé du magasin du même nom. Après quoi je m’offrirai une promenade dans le métropolitain.
— Quelle idée ! Quand vous êtes à New York vous ne mettez jamais les pieds dans l’Elevated Metropolitan Railway dont vous dites qu’il est sale et qu’il sent mauvais.
— Celui-là est paraît-il superbe. Tout neuf, souterrain et électrique. Enfin, il est tout neuf. Je veux voir ça.
Mrs Carrington se désintéressa de la question et tante Amity s’en alla joyeusement courir une aventure qui la tentait depuis quelques jours : rendre visite à la veuve du charcutier du faubourg Saint-Antoine qui, chaque jeudi après-midi, tenait dans son salon un petit cercle spirite.
Sa rencontre avec Mme Élodie Mignon datait de ce fameux 31 mars pour la célébration duquel miss Forbes avait traversé l’Atlantique par mauvais temps. Ce jour-là, laissant Alexandra à ses essayages, elle avait demandé un fiacre et s’était fait conduire au cimetière du Père-Lachaise, à l’entrée donnant sur la rue des Rondeaux car, bien renseignée par ses amis spirites de Philadelphie, elle savait par où pénétrer dans la grande nécropole. Arrivée là, elle pria son cocher de l’attendre et franchit, armée d’un parapluie et d’un bouquet de fleurs, les hautes portes en fer, remonta une large allée passant devant le crématorium au-dessus duquel une fumée noircissait un peu plus le ciel gris.
Elle n’eut pas à chercher. D’autres personnes se dirigeaient vers un important rassemblement de parapluies et de fleurs qui débordait largement autour de la tombe : un curieux monument en forme de dolmen abritant le buste, en cuivre poli, d’un homme à longues moustaches. Planté devant, un personnage à barbe de prophète, son chapeau haut de forme à la main en dépit de la pluie, adressait au défunt une courte harangue en gaélique suivie d’une invocation en bon français terminée par trois vers de Baudelaire.
Et plus tard un ange, entrouvrant les portes
Viendra ranimer, fidèle et joyeux
Les miroirs ternis et les flammes mortes…
L’émotion générale était à son comble et chacun semblait déplorer, comme si l’événement datait de la veille, le départ vers un autre monde d’Allan Kardec, Grand Druide dans une vie antérieure, et qui avait quitté cette terre trente-cinq ans plus tôt, en 1869.
C’était d’ailleurs une curieuse histoire que celle de ce pédagogue lyonnais né en 1804. Adepte du magnétisme de Mesmer il s’aperçut que, sous hypnose, il recevait d’étranges communications qui semblaient venir de nulle part. C’est en 1854, au cours d’une séance, qu’une femme en transe lui révéla que, dans une autre vie, quelques siècles plus tôt, il avait été le Grand Druide Allan Kardec et que les Esprits comptaient sur lui pour accomplir de grandes choses qui immortaliseraient ce nom. En fait, il était un remarquable médium qui, sous la « dictée des désincarnés », rédigea des ouvrages devenus par la suite non seulement les livres de référence mais les livres sacrés des spirites du monde entier. Miss Forbes, qui avait lu ces livres, était une adepte convaincue, bien décidée à entrer en contact avec les cercles français.
Les prières achevées, le cortège se forma en silence. Chacun, chacune venait déposer ses fleurs au milieu desquelles paraissaient de petites cartes ou des papiers pliés en quatre et contenant les vœux que l’on adressait au disparu. Après quoi on caressait de la main le buste de cuivre avant de s’écarter pour laisser place à une autre personne. Peu à peu, la stèle disparut sous les corolles aux nuances variées.
Comme les autres, Amity plia le genou pour déposer sa gerbe d’orchidées, passa sa main dégantée sur le cuivre poli puis quitta les abords immédiats du tombeau pour attendre la personne qui venait à sa suite. Elle avait remarqué, en effet, cette femme d’une cinquantaine d’années pas grande et plutôt ronde dont l’aimable visage aux joues vernies comme une pomme d’api ruisselait de tant de larmes qu’en dépit de nombreux reniflements et du secours d’un immense mouchoir bordé de noir elle n’arrivait ni à éponger ni à tarir. Son deuil cossu, fait de velours noir, d’un vaste voile de crêpe présentement rejeté en arrière et de bijoux de jais, devait être récent car elle avait beaucoup soupiré pendant la cérémonie avant de déposer auprès des fleurs de miss Forbes un énorme bouquet de roses blanches qui, selon l’Américaine, eussent été davantage de mise sur la tombe d’une jeune fille.
Tante Amity s’approcha d’elle quand elle rejoignit la grande allée :
— Vous semblez si malheureuse, madame, dit-elle, que je me permets de vous demander si je peux vous aider.
La petite dame regarda avec surprise cette grande femme à l’accent étranger souriant d’un air engageant sous un chapeau galette drapé d’une voilette et sommé d’autruche noire qui la faisait assez ressembler à un cheval de corbillard. Elle s’efforça de sourire à son tour :