Выбрать главу

Soudain, il y eut dans la table un craquement, puis un autre et sous ses doigts, miss Forbes sentit une sorte de frémissement comme si elle touchait le dos vivant d’un animal. Presque en même temps une voix d’homme s’éleva, grave, profonde, d’autant plus stupéfiante qu’elle sortait des lèvres ridées de Mlle Ermance dont le timbre normal se situait dans le registre de la flûte.

— Bonsoir ! Il me semble que vous êtes plus nombreux que d’habitude.

L’ensemble de l’assistance manifesta une joie très vive cependant que Mme Mignon expliquait à voix basse à la nouvelle venue :

— C’est Étienne, notre guide, un esprit supérieur grâce à qui nous apprenons bien des choses… – Puis, plus haut, elle dit : Bonsoir, cher Etienne et merci de nous garder votre amitié. Nous avons, en effet, une invitée, une sœur venue de loin, des États-Unis.

— Un grand pays, les États-Unis, mais qui sera plus grand encore lorsqu’il comprendra que l’amour est la chose importante en ce bas monde. Il n’y a pas assez d’amour chez vous, miss.

— Comment l’entendez-vous ? balbutia Amity plus impressionnée qu’elle ne voulait le laisser paraître.

— Trop de richesses d’un côté et trop de pauvreté de l’autre ! Cet or qui coule chez vous est le miroir où vont se prendre de misérables alouettes européennes qui ne réussissent pas toutes, hélas !

— N’est-ce pas un peu exagéré ? Nous avons beaucoup d’associations charitables et, en outre, l’amour existe chez beaucoup de nos couples.

— Beaucoup de divorces aussi mais c’est assez peu important : des mariages terrestres, à peine un sur cinq demeure éternel et se poursuit à travers les sphères. Il y a, près de vous, une jeune femme qui croit aimer…

La voix faiblit, se brouilla… Tout de suite Mme Mignon demanda que M. Durant joue quelque chose mais le guide semblait s’être retiré. À sa place une voix tout à fait différente se fit entendre : celle d’un paysan qui paraissait affolé et qui s’exprimait dans un langage inconnu. En l’entendant, M. Fougat, le jardinier d’Argenteuil, eut une exclamation de stupeur. Des larmes roulèrent dans sa grosse moustache et ses mains se mirent à trembler. Il balbutia quelques mots dans cette langue qui était en fait du patois auvergnat :

— Vous comprenez ce qu’il dit ? murmura M. Rivaud.

— Oui… Oh, mon Dieu ! C’est mon cousin Aurélien. Il est mort l’an passé, à Chaudes-Aigues… et il ne sait pas où il se trouve, il ne comprend pas…

— Essayez de lui expliquer, dit doucement Mme Mignon. Dites-lui aussi que nous allons prier pour lui et qu’il peut revenir autant qu’il le voudra.

Pendant quelques instants l’incroyable dialogue se poursuivit entre le vivant et l’esprit en détresse. En même temps, Mme Mignon, la baronne et la couturière priaient à voix contenue. Enfin ce fut le silence. Fougat tira un grand mouchoir de sa poche pour essuyer son front en sueur.

— Je crois… qu’il commence à comprendre, soupira-t-il. Mais comment a-t-il pu me retrouver ici ?

— Si vous aviez de l’affection pour lui, c’est tout simple, fit la couturière. Souvenez-vous de l’enseignement d’Étienne. L’amour peut tout.

À la demande de Mme Mignon, la séance s’acheva. Le médium, visiblement épuisé, semblait sur le point de trépasser. On ralluma les lumières, après quoi l’hôtesse fit apporter du thé, du café et du chocolat accompagnés de gâteaux variés pour réconforter Mlle Ermance et les autres personnes présentes. Chacun se félicitait de la netteté des communications reçues tout en regrettant que l’âge et la santé du porte-parole les rendissent de plus en plus courtes. Miss Forbes, elle, était abasourdie et gardait un silence rêveur, sans oublier pourtant de faire glisser une tranche de cake et deux éclairs au chocolat avec trois tasses de thé, un excellent lapsang souchon qu’elle appréciait à sa juste valeur.

— Vous voilà bien songeuse, mademoiselle ? demanda M. Rivaud. Est-ce que quelque chose vous a déplu ?

— Non, non mais, je l’avoue, je suis un peu désorientée… et un peu envieuse. Vous formez un petit cercle et cependant vous obtenez des résultats beaucoup plus importants que notre société de Philadelphie ! Nous nous servons de tables et d’un alphabet, de musique aussi, bien sûr. Chez nous, les lévitations d’objets ne sont pas rares et il nous arrive d’avoir des apparitions. Nos médiums parlent mais en général leurs messages restent… plutôt flous…

— Par contre, l’état de santé de Mlle Ermance nous prive justement des formations ectoplasmiques assez fréquentes autrefois. Quant à nos résultats, ils sont dus, je crois, au fait que nous sommes ici une réunion d’amis qui travaillons ensemble depuis longtemps. Nous ne cherchons pas à atteindre de grands personnages.

— Pardon, cher monsieur ; dit la couturière, vous oubliez que nous avons eu, il y a peu, une communication avec le poète André Chénier exécuté sur cette place de la Nation pendant la Révolution et dont les cendres reposent près d’ici.

— C’était très beau, en effet, dit Mme Mignon. Nous avons eu en quelque sorte un cadeau du Ciel. Voyez-vous, mademoiselle, nous nous attachons surtout, comme je vous l’ai dit d’ailleurs, à l’assistance aux âmes en peine et vous venez d’en entendre une. Malheureusement pour moi, je n’ai pu, cette fois encore, entrer en communication avec mon cher défunt.

— Ne vous désolez pas, Élodie, fit la baronne. Cela prouve simplement qu’il est sur le chemin de la lumière. Sinon, vous pensez bien qu’il serait déjà revenu auprès de vous…

— Vous êtes bonne, chère Hortense, et je veux croire que vous avez raison. Reviendrez-vous jeudi prochain, mademoiselle Forbes ? Notre Étienne semblait avoir des choses à vous dire et il est désolant qu’une perte d’énergie lui ait coupé la parole.

— Je reviendrai avec joie si vous le souhaitez, fit Amity en serrant les deux mains de son hôtesse entre les siennes. Vous n’imaginez pas comme je me suis sentie bien au milieu de vous !

Elle prit congé en compagnie de M. Rivaud qui lui proposait de la ramener dans sa voiture. L’idée qu’elle était venue par le métropolitain l’amusait.

— Habiter le Ritz et voyager en métro, il n’y a qu’une Américaine pour faire une chose pareille !

— J’aime tout ce qui est nouveau et je suis venue ici pour visiter la France.

Durant tout le trajet, ils bavardèrent comme de vieux amis. Nicolas Rivaud parlait parfaitement l’anglais, ce qu’Amity trouva fort reposant. Il avait perdu sa femme, emportée quinze ans plus tôt par un cancer de la gorge. Son fils unique s’était tué en Suisse, sept années plus tard, au cours d’une ascension dans le Valais et il vivait seul, avec un couple de serviteurs, dans un appartement du quai Voltaire « qui serait beaucoup trop grand si je n’y entassais tant de livres et de vieilleries »… Tout ce qu’il lui restait en fait de famille était une sœur un peu plus jeune que lui, qu’il aimait d’ailleurs tendrement mais qui refusait, été comme hiver, de quitter la propriété qu’elle habitait à Cannes :

— Elle prétend ne pouvoir se passer de son soleil et comme pour ma part je ne peux me passer de la Seine qui coule sous mes fenêtres nous ne vivons pas souvent ensemble.

De son côté, miss Forbes parla de sa nièce, de sa famille et de sa vie à Philadelphie tant et si bien qu’ils ne virent pas couler le temps et que l’élégant coupé était arrêté depuis un moment devant l’hôtel de la place Vendôme quand enfin miss Forbes se résolut à en sortir, mais on prit rendez-vous pour le jeudi suivant et M. Rivaud promit de venir chercher sa nouvelle amie vers deux heures.

Pendant l’absence de sa tante Alexandra s’était ennuyée considérablement mais, après avoir fait dire qu’elle se sentait souffrante et ne recevrait pas, elle n’avait pas osé changer d’avis. Or, même pris en face de l’harmonieux décor d’une des plus belles places du monde, le délicieux déjeuner qu’on lui servit ne réussit pas à améliorer son humeur. Elle ne parvenait pas à oublier le regard vaguement méprisant dont le jeune duc l’avait enveloppée avant de se désintéresser d’elle comme si elle était la première venue ou, pire encore, l’une de ces femmes de mauvaise vie qui peuplaient Maxim’s. Ce souvenir l’avait hantée toute la nuit et continuait à l’obséder, provoquant tour à tour la colère et l’abattement. De quel droit cet homme se permettait-il de la juger alors qu’il avait dû reconnaître le comte Orseolo et sa femme ? Si Elaine pouvait souper dans ce restaurant, pourquoi donc une autre femme honnête ne s’y trouverait-elle pas ? La pensée lui vint alors qu’il n’avait dû voir d’Elaine que les aigrettes de sa coiffure. La large carrure de l’oncle Stanley, assis devant elle, devait la cacher ! Cette idée rendit Alexandra malheureuse : cet homme la prenait certainement pour une cocotte.