— S’il me rencontrait encore dans la rue, il serait capable de me demander mon prix ! dit-elle tout haut mais tout de suite la phrase si clairement exprimée lui fit horreur. Alors, pour essayer de chasser l’intrus de son esprit, elle s’assit devant le petit bureau à tambour placé entre deux fenêtres, prit une plume et du papier et se mit à écrire à Jonathan une de ces jolies lettres de femme où se mêlent, presque inconsciemment, la tendresse et la persuasion. Il fallait que son époux vînt la rejoindre ! Sa présence serait la meilleure des protections contre les surprises d’une rencontre à ce point capable d’envahir ses pensées, d’autant plus dangereuses qu’elle ne comprenait pas d’où venait son trouble.
Fermant les yeux, elle évoqua la haute silhouette de son mari, la petite flamme qui brillait dans ses yeux lorsqu’il la regardait. Elle s’imagina auprès de lui, entrant dans un salon ou dans un restaurant à son bras, c’est-à-dire à cette place qui était la sienne et où personne n’aurait jamais l’idée de lui manquer de respect, fût-il souverain régnant ! Un instant, elle regretta le caprice qui l’avait poussée à s’embarquer sans lui et sous l’illusoire protection d’une tante un peu folle et d’un vieil oncle qui croyait venir à bout de tous les problèmes en brandissant les grands principes. Que pouvait la famille la plus attentive contre les fantaisies de l’esprit ?
Sa lettre achevée, elle la ferma, la cacheta et se sentit mieux. Tout allait s’arranger très vite. Si Jonathan était rentré – il n’avait pas annoncé une très longue absence – il ne pourrait faire autrement que grimper sur le premier bateau en partance.
Le retour de tante Amity vint à point nommé lui changer les idées. D’autant que celle-ci offrait l’image même de la joie de vivre.
— Ma parole, vous rayonnez ! constata la jeune femme en la regardant ôter devant une glace les longues épingles qui fixaient son chapeau. Ce métropolitain doit être exaltant car vous avez eu le temps de traverser Paris une demi-douzaine de fois aller et retour ?
— C’était parfait mais je ne suis pas certaine que cela vous plairait. Vous êtes beaucoup trop snob ! Cela dit, je viens de prendre le thé chez une amie. J’ai également assisté à une séance de spiritisme on ne peut plus intéressante, j’ai rencontré un monsieur charmant… et je vous défends bien de vous moquer de moi ou de me faire des reproches !
— Je m’en garderai ! soupira la jeune femme qui ne se sentait pas d’humeur à soutenir une discussion sur cette passion que manifestait sa tante pour les esprits frappeurs et les guéridons virevoltants. Vous avez le droit de vous amuser comme vous l’entendez mais pourquoi ne m’avoir rien dit ?
— Parce que je n’étais pas certaine que cela en valût la peine. Je pouvais être tombée sur des charlatans. Mais j’ai la ferme intention d’y retourner jeudi prochain. Ah, pendant que j’y pense, lorsque j’arrivais dans le hall de l’hôtel, un grand laquais apportait ceci pour nous, ajouta-t-elle en sortant de son manchon une lettre qu’elle tendit à sa nièce dont le nom apparaissait en premier dans la suscription. Alexandra décacheta rapidement et tira un bristol armorié dont le texte la fit rosir de plaisir : la duchesse de Rohan les invitait toutes deux à dîner le prochain mardi.
Oubliant alors ses idées lugubres, elle sauta sur le téléphone pour appeler Antoine et lui demander de venir sur-le-champ.
— Vous êtes mon invité ce soir et nous dînerons à l’hôtel mais il faut absolument que je vous voie. J’ai une foule de choses à vous demander.
— Est-ce que cela ne peut pas attendre demain ? gémit le peintre qui espérait, pour une fois, passer la soirée dans ses pantoufles. Je me sens un peu… las.
— Quelle sottise ! D’ailleurs vous irez vous coucher de bonne heure mais il me faut des conseils d’urgence : mardi prochain nous dînons chez Mme de Rohan.
— Moi aussi… et, entre parenthèses, autant vous habituer tout de suite à dire Mme la duchesse.
— Justement ! Je ne veux pas commettre la moindre faute et nous n’avons pas beaucoup de temps. Alors venez ! Vous aurez droit au porto de Mr Jefferson.
Elle raccrocha sans vouloir en entendre davantage mais resta un moment immobile auprès de la petite table qui supportait l’appareil, le temps de laisser se calmer un peu les battements accélérés de son cœur. Il fallait qu’au dîner des Rohan, elle soit sublime. Si, par hasard, « il » faisait partie des invités ?
En effet, selon son éthique personnelle et un rien naïve, une duchesse se devait de recevoir ses pairs et le salon du boulevard des Invalides était le meilleur endroit au monde pour effacer de l’esprit de Fontsommes l’image d’une femme du monde soupant chez Maxim’s.
Le cœur lui battait encore plus fort lorsqu’elle franchit le seuil du magnifique hôtel particulier construit au XVIIIe siècle par Brongniart et qui était la demeure familiale de la duchesse Herminie, née Verteilhac. La splendeur d’un décor historique y contribuait largement et aussi la « livrée » nombreuse, en perruque poudrée, culottes courtes et habits à la française écarlates galonnés d’or pour les valets de pied, vert bronze soutachés de soie noire pour les maîtres d’hôtel. La jeune Américaine sentait qu’elle pénétrait dans un monde inconnu qui évoquait pour elle les fastes de Versailles.
Pourtant, elle pouvait être sûre d’elle-même. La dernière création de Doucet qui la vêtait – robe à courte traîne de mousseline blanche sur un fond de satin rose et toute pailletée de nacre – lui allait à ravir et s’accordait à merveille avec les très belles perles qu’elle portait au cou, aux bras, aux oreilles et dans les cheveux. En venant la chercher, Antoine avait eu un petit sifflement admiratif :
— On dirait que vous vous êtes habillée dans une conque, lui dit-il en baisant sa main. Vous êtes tout simplement divine.
Il était heureux qu’elle eût suivi ses conseils et évité les surcharges de diamants auxquelles se livraient trop souvent ses sœurs outre-Atlantique. Dans cette parure irisée sa blondeur en faisait une princesse de légende et sa beauté rayonnait irrésistiblement cependant que sa tante, admirablement habillée pour une fois de Chantilly gris taupe et parée d’une quantité raisonnable de diamants, était fort élégante et arborait une dignité qui lui seyait. Après avoir salué le duc Alain, debout à l’entrée d’un salon, il les guida vers la duchesse qui bavardait au bord d’une tonnelle de roses en miniature avec un homme d’une soixantaine d’années, de haute taille et de large carrure, aux cheveux presque blancs, dont les yeux noirs qui avaient dû être d’une éloquence dangereuse ne reflétaient plus qu’une ironie sceptique et désabusée.