L’accueil de la duchesse réconforta Alexandra. Cette petite femme de taille assez courte et qui cependant possédait une allure royale aimait à recevoir des étrangers de qualité dans son salon, l’un des plus importants de Paris. Son regard malicieux et sa bonté souriante joints à une grande expérience du monde en faisaient une maîtresse de maison incomparable qui savait recevoir aussi bien les poètes, qu’elle invitait à ses thés du jeudi, qu’un grand-duc moscovite ou une altesse royale espagnole.
Devinant la gêne secrète de cette éblouissante jeune femme lâchée dans Paris sous l’égide d’une tante par un mari qu’elle jugeait pour le moins imprudent, elle lui présenta le vieux gentilhomme qui l’accompagnait en déclarant :
— Ma chère, voici le marquis de Modène qui aura l’honneur d’être votre voisin de table. Il descend d’un page de Louis XV et possède l’esprit le plus mordant de Paris. Grâce à lui vous aurez une chance de passer une soirée amusante.
— Vous vous avancez beaucoup, madame la duchesse, fit Modène en s’inclinant. En face de la beauté parfaite, je me suis toujours trouvé bête à pleurer. J’espère, madame, que vous serez indulgente.
À son bras, Alexandra fit le tour du salon où se trouvait une trentaine de personnes pendant que tante Amity se voyait confiée à un académicien un peu dur d’oreille et qu’Antoine rejoignait un groupe de jolies femmes où il fut accueilli avec un plaisir visible.
Mrs Carrington avait plus que jamais l’impression de se trouver à la cour de Versailles. Tous ces hommes de haute mine, toutes ces femmes superbement habillées et parées portaient des noms sortis tout droit de l’Histoire : Montmorency, Talleyrand-Périgord, Montesquiou, Gontaut-Biron. Ce qui l’étourdit un peu. Elle avait souhaité connaître la noblesse française, mais se trouver tout à coup au milieu de ses membres les plus élevés lui donnait le vertige. Sans la présence du marquis de Modène elle aurait pu croire que les Rohan n’invitaient que des ducs et des duchesses. En outre et en dépit de leurs habits de soirée coupés à Londres, des robes griffées par les plus grands couturiers parisiens, tous semblaient appartenir à une autre espèce qu’elle-même. Cela tenait à une certaine façon de s’exprimer, de porter la tête, à une sorte d’aisance dont on devinait qu’elle n’avait coûté aucune étude, aucun effort parce qu’elle était innée. Même les moustaches des hommes avaient quelque chose de différent. Elles auraient pu s’accommoder aussi bien d’un feutre de mousquetaire que du tricorne emplumé d’un garde du corps. Aussi, Alexandra se contenta-t-elle le plus souvent d’écouter et de sourire. Le marquis, d’ailleurs, parlait pour deux et son esprit vif et mordant faisait merveille, contrastant avec la grâce silencieuse de sa compagne.
Il prenait plaisir à taquiner l’un des invités qui était sans doute le plus inattendu : un petit prêtre à la figure couperosée mais spirituelle, habillé comme un curé de campagne pauvre et chaussé de brodequins à bouts carrés plus faits pour les longues marches que pour fouler des tapis d’époque. Une touffe de cheveux blonds comme ceux d’un enfant couronnait son front et allait bien avec ses yeux d’un bleu candide. Des yeux qui semblaient receler toute l’indulgence du monde mais où il arrivait qu’une étincelle malicieuse s’allumât derrière les lunettes rondes. Lui n’avait ni titre ni particule. Il s’appelait tout simplement l’abbé Mugnier, chanoine de l’église Sainte-Clotilde. Néanmoins tous ces beaux messieurs, toutes ces belles dames semblaient faire de lui le plus grand cas.
— Dites-moi un peu, l’abbé, attaquait à cet instant le marquis de Modène, il paraît que votre curé se plaint de vous parce que vous rechignez à prêcher en chaire et vous obstinez à rester près du lutrin. Il s’agit d’une lubie, je pense ?
— Pas du tout, monsieur le marquis. Simplement je n’aime pas parler en chaire.
— Comment cela ? Vous êtes bel orateur mais vous n’êtes pas immense. Je trouve peu chrétien de condamner les fidèles qui sont au fond de l’église à se hisser sur leurs pointes de pied pour vous apercevoir.
— Le mal n’est pas grand car je ne suis pas de ceux qui gagnent à se montrer. Et puis, voyez-vous, je pense que Notre Seigneur a donné la parole aux prêtres pour qu’ils s’en servent mais il n’a jamais dit qu’il leur fallait pour cela se mettre dans un coquetier.
Tout le monde se mit à rire et Alexandra comme les autres. Elle devait découvrir par la suite que l’abbé était un habitué de la maison, qu’il confessait d’ailleurs la majeure partie du faubourg Saint-Germain, qu’il pouvait suivre quatre conversations à la fois et que ce fin lettré possédait cette inépuisable charité, cette vraie bonté qui, selon le mot de Boni de Castellane, « font aimer la vertu ».
Abandonnant son académicien, tante Amity eut tôt fait de découvrir que ce curieux prêtre accordait au spiritisme un intérêt spéculatif et se lança avec lui dans une conversation qui amusa beaucoup les assistants.
— Je crains, disait l’abbé, qu’il n’y ait beaucoup de supercheries dans ces soi-disant communications de l’au-delà. Si Dieu voulait que les morts viennent causer familièrement avec les vivants, croyez-vous qu’il aurait besoin de s’encombrer d’un mobilier animé de soubresauts ?
— Il n’empêche, dit Robert de Montesquieu, que vous ne dédaignez pas de vous pencher sur certains cercles de l’Enfer. On vous dit très ami de ce sulfureux Huysmans. Je pense que vous avez lu Là-bas ?
— Non et je n’en ai pas besoin. Au risque de vous surprendre je dirai que Huysmans est un moine manqué. Il rêve d’écrire un nouveau livre, aussi angélique, que son fameux ouvrage est satanique. Il a accompli plusieurs pèlerinages…
— Il n’empêche, dit Modène, qu’il trouve les femmes chrétiennes mieux partagées que les hommes parce qu’elles ont le « Céleste Époux » alors que la Sainte Vierge ne saurait nous suffire…
— Monsieur le marquis, si je ne vous savais si bon catholique, je vous jetterais l’anathème pour oser scandaliser Mrs Carrington. Que va-t-on penser de nous à New York ?
L’annonce du dîner mit fin à la conversation et l’on se dirigea en cortège vers la salle à manger illuminée et fleurie d’une quantité de camélias roses. En passant à table, Alexandra pensa que tous les invités étaient arrivés à présent et qu’il n’y avait plus aucune chance de rencontrer ce soir le duc de Fontsommes. Il y en avait tellement d’autres, pourquoi donc celui-là était-il absent ?
Sa déception fut si vive qu’elle en éprouva une mélancolie qui jeta un voile sur son plaisir. Même la splendeur de la longue table scintillante avec ses chandeliers, ses couverts et son surtout de vermeil, ses précieuses assiettes de la Compagnie des Indes et ses cristaux gravés d’or ne réussit pas à l’émouvoir. Elle se trouvait dans l’une des plus belles demeures de Paris et elle n’en éprouvait pas toute la joie qu’elle s’en promettait, bien que la réalité dépassât ce qu’elle avait imaginé. Insensible au ballet silencieux et bien réglé des serviteurs, au raffinement des plats – le duc de Rohan était gourmand et la duchesse avait un excellent chef – et des vieux vins qu’elle goûtait peu d’ailleurs, n’aimant guère que le champagne, elle fut distraite tout au long du dîner, mangea peu et but encore moins.
Aussi, lorsque l’on se leva pour gagner l’enfilade des salons où des violons se faisaient entendre, son voisin qui l’avait observée sans rien dire durant tout le repas pencha sur elle sa haute taille tandis qu’elle glissait sa main gantée sous son bras :
— Contrairement à vos compatriotes, vous n’avez pas l’air de vous amuser à Paris, madame. Cela tient-il à ce que Mr Carrington est resté en Amérique ?