— Un peu, je l’avoue. Depuis notre mariage, nous ne nous sommes jamais quittés.
— Vous êtes mariée depuis longtemps ?
— Trois ans.
— Votre époux n’a pas pu vous accompagner ?
— Il est attorney général de l’État de New York et c’est une lourde charge, fit Alexandra avec orgueil. En outre mon mari n’aime guère les voyages.
— Excusez-moi mais, comme tous les Européens, je ne puis m’empêcher d’être étonné de la confiance des maris américains qui laissent leurs femmes, de très jolies femmes souvent, venir seules à Paris.
— D’abord je ne suis pas seule et ensuite nos maris savent que nous sommes honnêtes.
— Même une femme honnête n’est pas à l’abri d’une surprise. Ou alors, il faut qu’elle n’ait aucun tempérament, lança le marquis avec une brutalité voulue et, en effet, le beau visage frémit légèrement.
— J’aime à croire que même avec un… tempérament, une femme bien élevée ne saurait manquer à ses devoirs.
— Vous pensez qu’une bonne éducation peut être une sauvegarde contre la tentation ? fit Modène sans songer à cacher son étonnement.
— J’en suis certaine ! affirma la jeune femme avec tant d’assurance que son compagnon ne sut plus s’il devait rire ou saluer.
— Heureux Américains ! Ah ! Fontsommes !... Je me demandais si l’on vous verrait ce soir. Qu’est-ce qui vous a pris de bouder le dîner de la duchesse ?
Prise au dépourvu, Alexandra rougit jusqu’à la racine de ses blonds cheveux. Elle s’aperçut alors qu’elle se trouvait à présent au milieu d’un grand salon dans lequel de nombreuses personnes faisaient leur entrée. Elle comprit qu’une réception suivait le dîner. D’ailleurs dans la pièce voisine des buffets fleuris étaient disposés.
La voix de l’interpellé lui parvint comme dans un songe :
— Je ne boudais rien ni personne. J’ai dîné au Café de Paris avec Brissac et Villalobar… Les suites d’un pari stupide qui pourrait déplaire à votre belle compagne. Voulez-vous me présenter ?
Confuse et plutôt furieuse de sentir ses joues brûler, Alexandra regarda l’homme qui l’avait occupée ces derniers jours s’incliner sur sa main. Vu de près, il était encore plus beau qu’elle n’en gardait le souvenir. En outre elle pouvait voir nettement que ses yeux abritaient sous des sourcils foncés des prunelles d’un brun profond qu’elle jugea fascinant.
— J’ai déjà eu le plaisir de vous admirer en deux circonstances, madame, et si j’avais pu savoir que vous étiez, ce soir, l’invitée de Mme de Rohan, je ne me serais pas attardé, dit-il.
Alexandra eut un léger frisson. La voix de Fontsommes, belle et grave, savait prendre des inflexions délicieusement chaleureuses qui corrigeaient le sourire un peu moqueur qu’il avait eu en la reconnaissant.
— Vous vous êtes déjà rencontrés ? s’étonna Modène. Alors pourquoi m’avoir demandé de vous présenter ?
— Parce qu’il fallait que quelqu’un le fît. La première fois que j’ai vu Mrs Carrington c’était sur le Boulevard où elle… pillait des magasins. La seconde, elle soupait avec des amis. J’étais moi-même accompagné.
Le marquis de Modène était trop bon observateur de ses contemporains en général et des visages féminins en particulier pour n’avoir pas remarqué le léger trouble de la jeune femme et son teint avivé. Dissimulant un sourire sous sa moustache, il s’excusa auprès de celle-ci pour aller saluer une fort belle dame qui venait de faire une entrée de reine de la nuit dans une robe bleu foncé scintillant d’une multitude de paillettes argentées. Laisser cette Américaine trop sûre d’elle en face d’un des hommes les plus séduisants de France lui semblait une expérience intéressante qu’il se promit de suivre de loin.
Quelqu’un d’autre avait remarqué la soudaine rougeur d’Alexandra. Du coin où il bavardait avec la jolie vicomtesse de Janzé et la comtesse de Chevigné, Antoine avait vu la courte scène qu’il rapprocha aussitôt de l’étrange comportement d’Alexandra chez Maxim’s. La voix intérieure qui lui donnait souvent de si bons conseils lui souffla que son amie se trouvait en face d’un danger. Son premier mouvement fut de la rejoindre mais une grande dame russe qu’il admirait beaucoup, la princesse Paley, s’approchait justement de lui pour l’interroger sur l’œuvre à laquelle il travaillait et lui demander s’il comptait exposer au prochain salon. Force lui fut de laisser Alexandra et Jean de Fontsommes s’éloigner ensemble vers le jardin d’hiver.
Pourtant la jeune femme, à présent remise de sa brève émotion, n’avait rien de la victime que l’on mène au sacrifice. Avec un joli air de dignité qu’elle savait prendre, elle maniait un éventail de nacre assorti à sa robe en écoutant son compagnon lui dire combien il avait été choqué d’apercevoir une femme comme elle chez Maxim’s. Il essayait d’expliquer ce qu’il avait éprouvé mais elle l’arrêta net :
— Je n’ai que faire, monsieur, de vos impressions. Je suis étrangère, je visite Paris et je me trouvais avec des membres de ma famille et en compagnie d’une compatriote mariée à quelqu’un que vous connaissez.
— Comment savez-vous que je connais Orseolo ? demanda le duc avec un mince sourire qui fit comprendre à la jeune femme qu’elle avait dit quelque chose de trop. Vous avez donc parlé de moi ?
— Ne soyez pas fat ! Vous accompagniez une femme assez belle pour que l’on pose au moins une question à son sujet. Votre nom est venu… de lui-même.
— Tant pis pour moi ! Vous avez raison de me taxer de fatuité car j’espérais avoir éveillé quelque intérêt en vous.
— Pourquoi ? Parce que vous m’avez suivie dans la rue comme vous auriez suivi une midinette ? Au lieu de me reprocher, sans le moindre droit, un innocent souper, j’espérais que vous m’offririez au moins des excuses !
— Pour vous avoir suivie ? fit-il en riant. Je ne vois pas pourquoi. Je suis de ces hommes sujets à éprouver des antipathies et des sympathies subites. Quand une femme provoque en nous une certaine émotion, elle nous oblige impérieusement à la suivre : c’est un hommage que nous rendons à sa beauté et dont elle ne saurait s’offenser. Cela doit tenir à ce que je suis à moitié italien… À Rome ou à Florence vous auriez une véritable meute attachée à vos pas.
— Vous vous en tirez bien mais soyez franc : avant de savoir qui je suis, pour quelle sorte de femme m’avez-vous prise ? Pour une… cocotte ?
— Non. Je vous jure que non ! De là ma déception de l’autre soir. En vérité, je ne savais trop où vous situer : très belle, très élégante, assez libre d’allure. J’avoue avoir pensé que vous pouviez être étrangère mais je ne vous aurais jamais crue américaine.
— Et pourquoi, s’il vous plaît ?
— La plupart de vos compatriotes – et je reconnais qu’elles sont souvent jolies – sont d’un type de beauté froide, sans nuances, avec des manières brusques et parfois garçonnières. Peu attractives pour un Latin comme moi. Vous… vous irradiez la féminité, le charme, la jeunesse… Vous me reprochez de vous avoir suivie un moment dans une rue mais vous êtes de celles, très rares, par qui un homme de goût se laisserait mener jusqu’au-delà des mers… Jamais une femme ne m’a attiré autant que vous…
— Pour un homme de goût, je trouve vos compliments un peu directs, monsieur le duc, et il ne convient pas de les adresser à l’épouse d’un haut magistrat américain…
— Alors, madame, suivez mon conseil : ne sortez qu’en voiture ou abritée sous une épaisse voilette, dit Fontsommes avec une soudaine froideur. La plus grande princesse ne saurait s’offenser de quelques paroles traduisant une sincère émotion, mais il semble qu’une femme de « haut magistrat américain » se veuille d’une nature plus angélique.