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L’entrée dans le jardin d’hiver d’Antoine, enfin échappé à sa princesse russe, coupa court à ce qui aurait bien pu dégénérer en dispute mais il n’eut même pas le temps d’articuler une seule parole. Alexandra vint à lui et prit son bras :

— Pouvez-vous nous ramener, Tony ? La tête me tourne un peu. Tous ces vins, sans doute… Je ne suis pas habituée…

— Bien sûr… Nous allons rejoindre votre tante puis saluer la duchesse.

Tout en parlant, il regardait le duc auquel il n’avait aucune raison de parler, ne lui ayant jamais été présenté, mais il aurait donné cher pour savoir ce que lui et Mrs Carrington avaient bien pu se dire et pourquoi la main de la jeune femme tremblait un peu sur sa manche. Calmement, Fontsommes se détourna pour s’intéresser à un cognassier du Japon qui occupait une énorme jarre de porcelaine Imari, tira une cigarette d’un étui en or et l’alluma, attendant pour faire à nouveau face aux salons que le froissement soyeux d’une traîne se fût éteint. Quand il le fit, il se trouva nez à nez avec le marquis de Modène qui, une petite flamme brillant derrière son monocle, lui souriait avec suavité :

— Eh bien, mon ami, vous avez effarouché notre belle Yankee ? Elle semblait furieuse.

— Je le suis aussi. Ces Américaines sont impossibles ! On leur fait un doigt de cour et elles s’imaginent qu’on leur propose de venir admirer des estampes japonaises !

— Un doigt de cour ? Je vous ai observés tous deux et j’aurais juré que vous lui faisiez une vraie déclaration d’amour. Vos yeux brûlaient…

— Il faudra que je me mette à porter le monocle si cet ustensile aiguise la vue à ce point ! Cela dit, j’admets que cette femme me plaît et que je la désire comme cela m’est rarement arrivé. À présent c’est fichu…

— Pour une rebuffade ? Vous êtes plus jeune que je ne le croyais et je vous trouve bien facile à décourager.

— Que feriez-vous si à la moindre phrase un peu... chaleureuse on vous opposait la robe noire d’un juge et les respects qu’on lui doit ? Un mort serait moins encombrant.

— La robe en question se trouve à quelques milliers de kilomètres et son occupant aussi. Quant à cette adorable créature elle est tout entière faite pour l’amour, même si elle ne s’en doute pas. En outre je suis certain que vous lui plaisez.

— Vous croyez ?

— Ne faites pas l’enfant, vous en êtes persuadé. Tenez, je vous propose une expérience : si vous la revoyez, montrez-vous courtoisement indifférent. Je serais étonné si elle ne réagissait pas.

Pendant ce temps, Antoine aidait à remonter en voiture une Amity Forbes extrêmement mécontente. Cette fois, sa nièce ne l’avait pas privée de dessert mais lui écourtait singulièrement une soirée qu’elle trouvait fort agréable :

— Si vous continuez ainsi, Alexandra, je vous laisserai aller où vous voulez et je sortirai seule. En Amérique, vous passez des nuits entières à danser ou à jouer au bridge et ici vous nous faites coucher comme les poules ! De quoi avons-nous l’air ?

— Je vous l’ai dit : je ne supporte pas le mélange des vins. On boit trop en France.

— On boit beaucoup plus chez vous et c’est heureux pour vos invités. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Rien… Pardonnez-moi ! Je ne me sens pas aussi bien que d’habitude. Je… je voudrais que Jonathan soit ici. Dans cette société aristocratique je ne suis pas à mon aise en l’absence de mon mari.

— Si ce n’est que cela, écrivez-lui de venir vous rejoindre !

— C’est fait ! Je lui ai écrit jeudi dernier… et j’espère qu’il ne tardera guère.

Gentiment, Antoine étendit la main et la posa sur celles d’Alexandra qu’il pressa sans rien dire. Les lumières des réverbères que la voiture dépassait faisaient briller un peu trop les grands yeux noirs de la jeune femme. Il aurait juré qu’elle retenait des larmes et il en éprouva de la compassion. Avec toute la fougue de sa jeunesse, elle était partie pour l’Europe comme on monte à l’assaut. Elle voulait tout voir, tout avoir, tout conquérir et voilà qu’après si peu de temps quelque chose l’avait blessée au point qu’elle réclamait son vieux mari comme une enfant qui a du chagrin court se réfugier dans les jupes de sa mère.

Le peintre subodorait que le duc de Fontsommes jouait un rôle dans ce petit drame mais il était impossible de poser la moindre question en présence de miss Forbes. D’ailleurs, Alexandra aurait-elle répondu ? Pas sûr ! Si elle venait de découvrir une faille, même infime, dans l’armure étincelante dont elle se voulait protégée, son orgueil devait regimber rudement… Il en eut la certitude quand elle repoussa doucement sa main et détourna la tête. Antoine, alors, prit le parti de s’intéresser au paysage nocturne de Paris, aux reflets de la Seine que l’on traversait au pont Alexandre III. Il avait plu dans la soirée et les pavés qui capitonnaient la chaussée luisaient comme du satin. L’air humide sentait la verdure, l’herbe fraîchement coupée dans les jardins des Champs-Élysées. Antoine pensa que Paris était bien beau et regretta que son amie n’en eût voulu voir que le côté factice, superficiel et trop brillant, qu’elle se fût acharnée à ne vouloir fréquenter que les lieux de plaisir et la haute société.

L’autre jour, il lui avait dit que son ami Edouard Blanchard et sa jeune épouse seraient heureux de la recevoir à dîner et l’idée parut la séduire mais lorsqu’elle apprit que la femme du diplomate était cette princesse mandchoue que la duplicité de Ts’eu-hi avait introduite avec sa soi-disant sœur dans le quartier des légations, elle refusa avec une sorte d’horreur. Que ce soit Orchidée qui, en donnant l’alarme, eût permis à Antoine, à Blanchard et à Pierre Bault de la sauver d’un sort épouvantable ne changeait rien à sa répugnance. Elle ne comprenait même pas qu’un amour profond ait pu unir le diplomate à l’une de ces « Jaunes » qu’elle haïssait et on l’aurait franchement scandalisée si on lui avait dit que la jeune Mme Blanchard s’était assimilé la culture et l’art de vivre à Paris comme elle-même n’y parviendrait jamais.

Dans un sens, Antoine était content qu’Alexandra eût appelé son sublime mari à son secours. Cette initiative le délivrait d’une responsabilité qu’il n’avait pas souhaitée et qui à présent lui pesait d’autant plus qu’il craignait de se comporter un jour ou l’autre avec Alexandra comme un homme en face d’une femme trop séduisante.

Il le fut plus encore quand, en rentrant chez lui après avoir déposé les dames au Ritz, son valet de chambre lui remit un pli provenant du ministère de la Guerre qui le convoquait pour le lendemain à la première heure.

Cela voulait dire qu’une nouvelle mission l’attendait sur un point quelconque de la planète et qu’il allait devoir prendre congé de ses Américaines. Si seulement on lui en laissait le temps ! Le colonel Guérard avait l’art de lui donner l’impression qu’il était une sorte de pompier chargé d’éteindre à lui tout seul un feu de forêt de plusieurs hectares.

Cela signifiait aussi, hélas, qu’à moins d’une chance invraisemblable, il ne reverrait pas de si tôt son petit château provençal et qu’il ne pourrait même pas embrasser en courant sa vieille Victoire.

À tout hasard, il fit ses bagages avant de se coucher.

CHAPITRE V

SUR LES PAS D’UNE REINE...

Comme il le craignait, Alexandra prit assez mal la « défection » d’Antoine ainsi qu’elle la qualifia spontanément :

— Je comptais sur vous pour me conduire à Versailles.