Désireux d’effacer une impression pénible qu’il ressentait lui-même parce qu’il n’avait pas visité Saint-Denis depuis longtemps, il proposa aux trois femmes de les emmener déjeuner à la Cascade du Bois de Boulogne mais elles protestèrent vivement qu’il leur fallait auparavant passer à l’hôtel pour changer de toilette. On récupéra Orseolo et le repas fut charmant :
— Qu’allez-vous nous montrer à présent ? demanda Mrs Carrington.
— La dernière prison de la reine, à la Conciergerie. Malheureusement, on l’a transformée en chapelle.
— Vous le regrettez ?
— Oui. Le souvenir eût été mieux conservé si l’on n’avait touché à rien. Néanmoins, en voyant ce réduit, vous mesurerez mieux le douloureux chemin parcouru lorsque vous découvrirez Versailles.
— Et nous irons quand ?
— Un peu de patience, s’il vous plaît. Le temps d’obtenir certaines autorisations.
Dans les jours qui suivirent, Alexandra se trouva entraînée par les Orseolo dans un tourbillon de plaisirs. Ils lui firent connaître leurs amis parisiens et elle reçut plusieurs invitations. Avec Elaine, elle continua à courir les magasins, alla entendre dans l’immense salle du Trocadéro un superbe concert de musique symphonique et visiter, à la galerie Durant-Ruel, l’exposition des œuvres du peintre Claude Monet consacrée aux « Vues de la Tamise à Londres ». Le soir, on retrouvait le comte et l’on se rendait au théâtre ou à une réception, toujours fort brillante. Il n’était pas rare d’y rencontrer les d’Orignac et, bien entendu, Fontsommes qui s’arrangeait pour passer le plus de temps possible avec celle qui le fascinait toujours davantage.
Persuadée que son époux n’allait pas tarder à la rejoindre, Alexandra s’abandonnait sans arrière-pensée au plaisir qu’elle trouvait dans la compagnie du jeune homme. Elle aimait danser avec lui, causer avec lui dans un coin de salon mais toujours sur des sujets d’art ou d’histoire, voir son pur-sang noir trotter à la portière de sa voiture – Orseolo en avait loué une pour la durée de leur séjour – lors de la rituelle promenade au Bois de cinq heures lorsque Tout-Paris tenait à honneur de défiler dans la belle avenue des Acacias. Il était un compagnon charmant, érudit sans pédanterie, d’une exquise galanterie, amusant aussi et, surtout, il ne se permettait plus la moindre allusion à un sentiment dépassant la simple amitié. Il se montrait même si « convenable » qu’il arrivait à la jeune femme de le regretter secrètement. S’étant découvert une victime de choix, sa coquetterie s’irritait de ne pas exercer sur lui cet empire tyrannique, un peu cruel, qu’elle savait si bien exercer. C’était tellement amusant de réduire un homme en esclavage et, ensuite, de le chasser d’un geste de superbe dédain quand il osait demander autre chose que des miettes !
Or, Fontsommes n’avait rien de l’esclave dévotieux. Il menait sa propre vie, s’intéressait ouvertement à d’autres femmes et ne s’était même pas transformé en chevalier servant. Avec lui, Alexandra put voir les lieux, ou l’emplacement des lieux où Marie-Antoinette gravit son calvaire mais il semblait prendre un malin plaisir à reculer leur visite à Trianon. Le temps cependant s’y prêtait : un printemps glorieux fleurissait les jardins de Paris et couvrait ses arbres d’une tendre verdure. Le parc avec ses eaux jaillissantes devait être admirable mais le duc n’annonçait toujours pas que l’on irait tel ou tel jour :
— Je ne suis pas prêt… et vous non plus ! lui dit-il un soir où, chez la princesse de La Tour d’Auvergne, ils venaient de danser ensemble et où elle lui reprochait de ne pas tenir sa parole.
— Comment l’entendez-vous ?
— Bien simplement. Étant donné vos sentiments envers la reine il faut que vous soyez dans un certain état de grâce. Le lac et les bosquets de Trianon ne sont pas faits pour la froide logique d’une Américaine curieuse. Il faut que son cœur soit disposé à les accueillir.
— Et… mon cœur n’est pas… disposé ?
— Je ne crois pas… Pas tout à fait tout au moins.
Alexandra déploya son éventail de plumes roses comme si elle cherchait à y abriter son silence puis, soudain, le referma d’un geste sec :
— Dites-moi, cher duc : qu’aurait pensé la reine si votre ancêtre, le comte de Fersen, s’était cherché de fumeux prétextes pour ne pas l’accompagner dans une simple promenade ?
Il y avait du défi dans sa voix et ses yeux sombres brillaient comme des diamants noirs sous le soleil. Ses belles lèvres humides s’entrouvraient en un sourire enjôleur cependant que, sous la guirlande de roses qui l’encadrait, sa gorge à demi découverte palpitait au rythme d’une respiration rapide. Jamais encore elle n’avait eu cette attitude suggérant une promesse. Jean sentit s’enflammer ce désir qu’il cachait si bien depuis le dîner chez la duchesse de Rohan… mais il vit qu’elle devinait son trouble : ses yeux s’étaient légèrement rétrécis comme ceux d’une chatte qui s’apprête à donner un coup de griffe. Alors, avec un froid sourire, il s’inclina :
— Vous n’oubliez qu’une chose, Mrs Carrington : je ne suis pas Fersen et vous n’êtes pas la reine !… À présent je vous demande excuses : j’aperçois Mme de Polignac et je désire aller la saluer.
Désinvolte et distant, il s’éloignait déjà quand elle le rappela :
— Jean !
Il s’arrêta net, saisi de l’entendre employer son prénom d’une voix où il décelait un léger tremblement, et revint lentement vers elle cependant qu’elle ajoutait avec plus de douceur :
— Il me semble vous avoir entendu m’appeler naguère… la reine Guenièvre ?
— Certes ! Le nom vous va. Il convient à votre beauté royale, à votre grâce un peu lointaine, à votre blondeur mais… cela ne veut pas dire que j’aspire au rôle de Lancelot. Pardonnez-moi !
À nouveau il s’écartait, rejoignait une femme ravissante, la comtesse Jean de Polignac dont Alexandra savait, pour l’avoir entendue dans un concert privé, qu’elle possédait une voix de pur cristal. La sirène accueillit Fontsommes d’un sourire éclatant puis, glissant sous le sien son bras haut ganté de satin blanc, l’entraîna vers un salon plus éloigné. Vexée et furieuse, Alexandra eut l’impression que l’on venait de lui voler quelque chose. La fin de sa soirée en fut gâchée et, sans attendre les Orseolo, elle partit avec quelques invités qui se rendaient à une autre soirée après avoir prié un valet de pied de lui chercher une voiture.
Rentrée au Ritz, elle y trouva tante Amity déjà couchée mais très éveillée. Confortablement soutenue par quelques oreillers, en bonnet de dentelles et camisole à petits rubans de satin bleu, elle mangeait des chocolats tout en fredonnant, faux mais avec beaucoup de conviction, le grand air de la Traviata qu’elle était allée applaudir le soir même à l’Opéra en compagnie de ce M. Rivaud dont elle semblait ne plus pouvoir se passer.
Il y avait plusieurs jours déjà que miss Forbes avait détaché son wagon personnel du train de plaisirs de sa nièce, s’en expliquant d’ailleurs avec sa franchise habituelle :
— Les réceptions mondaines m’ennuient et plus encore les dîners où l’on m’assigne toujours pour voisin un vieil académicien, un diplomate à la retraite qui m’assomme de ses souvenirs ou n’importe quel autre vieillard cacochyme, plus titré que le Gotha mais qui ne songera jamais à m’inviter à danser à cause de ses rhumatismes. Or, vous le savez, je ne déteste pas gambader de temps à autre.
— C’est chez la veuve du charcutier que vous espérez danser ?