— Je ne vous les montrerai pas, madame, soupira Nolhac en laissant tomber son monocle pour l’essuyer. Ils sont encore en bien triste état et vous serez plus heureuse à Trianon.
— Comment la France peut-elle négliger à ce point un patrimoine aussi précieux ? Tout ce que je vois ici me trouble et me peine.
— J’en suis tout à fait conscient. Les républiques se soucient peu des souvenirs royaux.
— Il n’y a pas que la République. Il existe encore chez vous de grandes fortunes. Que ne faites-vous appel à elles ?
— Le peu que j’ai pu faire, madame, je ne le dois pas au seul gouvernement. Néanmoins, Versailles peut encore offrir à une amie un spectacle de choix. Voulez-vous me permettre de vous conduire près de cette fenêtre ? C’est de là que le grand roi aimait à contempler ses jardins.
Alexandra s’avança machinalement et demeura pétrifiée : les jardins paisibles et déserts venaient de s’animer d’une vie intense. Jaillissantes, scintillantes, magiques et irréelles, les Grandes Eaux déroulaient pour elle seule leur magique et fabuleuse féerie, et pendant quelques moments, Alexandra eut la vision de ce que pouvait être jadis la splendeur des rois de France. Lorsque ce fut fini, elle remercia M. de Nolhac avec émotion puis ajouta :
— C’est d’ici, n’est-ce pas, qu’est parti l’ordre d’envoyer des troupes et des vaisseaux au secours des Insurgents ?
— En effet. Je vous ai montré, tout à l’heure le Cabinet du Roi et…
— Alors, lorsque je rentrerai en Amérique, je réunirai un comité composé de Filles de la Liberté. Nous rassemblerons des fonds, nous donnerons des fêtes et nous essaierons de vous aider, monsieur, à rendre à Versailles un peu de ce qu’il a perdu. Vous voudrez bien, n’est-ce pas, accepter notre contribution ? demanda-t-elle avec une soudaine et charmante timidité qui fit sourire le conservateur.
— Comment refuser une offre aussi gracieuse ? Vous pouvez être assurée d’une profonde reconnaissance…
— Je ne vois pas pourquoi, déclara Fontsommes avec une fausse indignation lourde de malice. Le gouvernement des États-Unis n’a jamais payé, que je sache, les importantes dettes de guerre du général Washington ?
— Bah ! Il y a prescription !
Voyant rire les deux hommes, Alexandra fit comme eux bien qu’elle ne fût pas vraiment certaine qu’il n’y eût là qu’une plaisanterie. Cet insupportable gentilhomme s’entendait comme personne à débiter des vérités de l’air le plus innocent du monde.
Le déjeuner qu’ils prirent au Trianon-Palace, proche de la porte de la Reine, fut charmant. Pierre de Nolhac, poète à ses heures, savait enchanter un auditoire. Il venait de faire paraître un livre intitulé Louis XV et Mme de Pompadour qu’il tint à offrir à sa belle visiteuse mais il regagna le château après le café, laissant Fontsommes et Alexandra seuls maîtres des Trianon à la grille desquels les accueillit un gardien déférent tandis que la voiture du duc ramenait Nolhac à ses travaux.
— Laissez-moi à présent vous conduire ! murmura le duc. Vous entrez dans un domaine enchanté peuplé d’ombres qu’il ne faut pas effaroucher.
— Que voulez-vous dire ?
— Que vous devez en cet instant oublier le présent et même qui vous êtes. Il n’y a plus d’Amérique, plus de Mrs Carrington, une jeune femme un peu trop belle et un peu trop sûre d’elle…
— Qui suis-je alors ?
— Une dame de la Cour. Vous êtes… comtesse, ou marquise… Oui, je crois que marquise vous sied. Vous vous sentez émue car c’est la première fois que l’on vous invite à Trianon, rare faveur réservée à ceux dont la reine aime à s’entourer. Et moi j’éprouve une joie profonde à vous conduire auprès d’elle. Vous êtes toute nouvelle à la Cour mais je sais que vous y brillerez…
— Cela veut dire que vous me jugez prête ? fit la jeune femme d’une voix émue.
— Oui. Depuis hier j’en ai la certitude.
— Vraiment ? D’où vous est-elle venue ?
— Je vous le dirai plus tard. Oublions qui nous sommes. Ce soir, Marie-Antoinette donne sa dernière grande fête mais elle ne le sait pas encore. Néanmoins ce sera la plus belle car tout se déroule ici, dans ces jardins à l’anglaise et dans le petit théâtre que vous verrez tout à l’heure. C’est le 21 juin 1784 et la Reine reçoit « chez elle » le roi Gustave III de Suède qui revient d’Italie et visite la France incognito sous le nom de comte de Haga…
— Le roi de Suède ? Cela veut-il dire que M. de Fersen est là ?
— D’autant plus qu’en réalité c’est surtout pour lui que la reine offre cette fête. Elle ne l’a pas vu depuis longtemps car il a dû suivre son roi dans son voyage, alors elle a voulu leur donner à tous deux la joie secrète de ce bal des neiges. Car on dirait, ce soir, qu’il a neigé sur Trianon. Tous les invités sont vêtus de blanc et le coup d’œil est féerique. Les jardins sont éclairés par des lampes couvertes aux reflets si doux que les personnages semblent voltiger au long des allées comme de scintillants fantômes… Là-bas, près de la cascade, on a disposé de grands « transparents » sur lesquels sont peints des herbes, des rochers, des buissons de fleurs qui s’intègrent merveilleusement au paysage. Sur le petit théâtre, la Comédie Italienne et les danseurs de l’Opéra ont donné le Dormeur éveillé de Marmontel avec une musique de Gréry au milieu d’une assemblée de satins, de velours, de dentelles, de plumes et de fleurs blanches sur laquelle scintille une profusion de diamants… Fermez les yeux et vous les verrez !
— Et… la reine ? souffla Alexandra emportée par la magie de l’évocation.
— Ne la voyez-vous pas ? Elle est royalement belle ce soir dans ses grands paniers de satin blanc brodés de lys d’eau argentés dont le cœur est fait de perles. Sur sa tête poudrée, le « Sancy », l’un des plus beaux joyaux de la Couronne, retient des aigrettes… Regardez ! Elle vous sourit…
Comme s’il la menait vraiment vers la souveraine, Jean laissa glisser le bras de la jeune femme pour prendre sa main qu’il éleva et ils s’avancèrent ainsi le long du petit lac où glissaient de grands cygnes semblables à ceux qui paraient ce dernier bal. Et, tout en marchant, Fontsommes continua son incantation dont sa voix chaude faisait la plus douce des musiques. Jamais encore Alexandra n’avait ressenti trouble semblable à celui qu’il éveillait en elle.
Arrivés près d’un vieux banc de pierre moussu, il la fit asseoir et resta debout mais sans lâcher sa main :
— Elle s’est assise ici le jour où elle reçut Fersen qui, pour lui plaire, avait revêtu son brillant uniforme d’officier suédois. L’amour naissait alors entre eux. Une toute jeune reine découvrait les émois du cœur.
— Que se sont-ils dit ?
— Comment savoir avec certitude ? Mais je pense qu’il a dû s’agenouiller devant elle, murmura Jean qui, en même temps, plia le genou, qu’on lui a sans doute permis de poser ses lèvres sur la belle main qu’on lui avait offerte et qu’alors peut-être il a chuchoté les mots qu’il ne pouvait plus retenir…