Выбрать главу

— Je ne connais pas encore Nice, dit-elle, mais je crois savoir que c’est une ville très gaie…

— Gaie ? Toutes les folles et tous les fous de la terre, tous les déséquilibrés et tous les hystériques se donnent rendez-vous là. Il en vient de Russie, il en vient d’Amérique, il en vient du Tibet et de l’Afrique australe ; et quel choix de princes et de princesses, de marquises et de ducs, les vrais et les faux !… Et que sais-je encore ? Toutes les unions morganatiques, toutes les anciennes maîtresses d’empereurs, tout le stock des anciennes favorites ! Et des croupiers épousés par des millionnaires yankees, et des tziganes enlevés par des princesses, et des pianistes déconcertants pour tous les concerts intimes, et des…

Blessée dans son orgueil national, Alexandra interrompit sèchement la philippique de Lorrain :

— Vous venez, par deux fois, de faire allusion à mes compatriotes en termes désobligeants, monsieur, et cela ne me plaît guère. Singulièrement cette histoire de croupiers…

— Pardonnez-moi mais je parle en connaissance de cause. Le pays natal de la Liberté ne saurait-il accepter la vérité ?

— La vérité ? Votre vérité. Vous autres, Européens, ne savez qu’inventer pour nous ridiculiser.

— Arrangez-vous alors pour ne pas nous donner matière à gloser. Par exemple Mr Neal, le créateur de la crème Tokalon…

— Créer un bon produit n’a rien de ridicule, il me semble ?

— Sans doute… mais convoquer à coups de revolver ses domestiques en prétextant que les couloirs du château quasi féodal qu’il possède au-dessus de Nice sont trop longs, me paraît pour le moins bizarre. Comme cette fausse lune qu’il fait tourner autour de sa demeure au moyen d’un réseau de fils de fer parce qu’il trouve la pleine lune romantique. Comme aussi ces…

— En voilà assez, monsieur ! Je vous serais reconnaissante de quitter ma table. J’entends en effet savourer en paix ce délicieux repas et, si possible, le digérer. Ce qui ne saurait se faire de façon harmonieuse en votre compagnie. Je vous donne le bonsoir, monsieur !

Sans chercher à calmer la colère de Mrs Carrington, Lorrain haussa les épaules et se leva en laissant peser sur la jeune femme un regard qui avait pris la teinte de l’émeraude et qu’elle eût peut-être jugé inquiétant si elle l’avait remarqué mais elle regardait par la fenêtre les petites lumières qui s’allumaient ici ou là dans la campagne. Le journaliste fit signe au maître d’hôtel :

— Trouvez-moi une autre place, Lucien ! Ces Américaines n’ont vraiment d’intéressant que leur argent ! fit-il de manière que, seuls, l’hôte du wagon-restaurant et la jeune femme l’entendissent. Celle-ci continua de regarder au-dehors mais elle pâlit un peu et les ailes de son nez se pincèrent cependant qu’avec un « oh, monsieur ! » scandalisé, le maître d’hôtel emmenait le grossier personnage à l’autre bout de la voiture à une table où avaient pris place un couple de Hongrois visiblement en voyage de noces et une vieille Anglaise laide comme le péché mais d’une austère distinction, qui fusilla le nouveau venu, ses bagues et son maquillage d’un regard franchement dégoûté, se leva… et demanda à changer de place. Un instant plus tard, Alexandra héritait de lady Glossop qui, après l’avoir gratifiée d’un sourire pincé, se hâta de lui expliquer en fixant sur son verre un œil de granit que l’usage des vins français menait tout droit au delirium tremens et que seul le thé constituait une boisson saine et capable de préserver la beauté d’une femme. Orfèvre en la matière apparemment !

Désespérant de pouvoir dîner tranquille, Mrs Carrington expédia son dessert, but son chablis jusqu’à la dernière goutte en posant sur son vis-à-vis un regard de défi puis quitta le restaurant en demandant qu’on lui serve son café dans son compartiment.

En son absence, son lit avait été préparé mais elle n’avait aucune envie de se coucher si tôt. Elle enleva le léger mantelet de soie vert amande rayée de blanc assorti à la robe qui couvrait ses épaules puis ôta les longues épingles qui fixaient son chapeau et les piqua dans un coussinet de velours brun disposé à cet effet devant la glace. Un serveur apparut à cet instant avec le café qu’elle avait demandé, releva une tablette et posa le petit plateau d’argent, emplit la tasse, salua et sortit.

Assise près de la fenêtre, Alexandra dégusta l’odorant breuvage en regardant la campagne française s’enfoncer dans la nuit. Elle avait baissé la lumière et ouvert les rideaux afin de mieux voir. Elle avait plaisir à découvrir une région inconnue comme cette vallée de l’Yonne ponctuée de vieilles églises et de nobles châteaux dont elle entrevoyait quelques lumières en essayant d’imaginer les gens dont elles éclairaient la table familiale ou la quiétude d’un salon aux fenêtres ouvertes sur la douceur du soir. Parfois c’était une ferme où des femmes en coiffe et en tablier, des hommes en blouse revenaient de s’occuper des bêtes. Il y avait beaucoup de verdure, des fleurs aussi mais il faisait de plus en plus sombre et, bientôt, la jeune femme ne distingua plus rien. Elle ralluma, alors, mais sans refermer les rideaux. Elle n’aimait pas beaucoup, en effet, qu’un espace réduit fût entièrement clos. Il serait bien assez tôt lorsqu’elle se coucherait.

Avec un soupir de satisfaction, elle se réinstalla confortablement et prit son livre. Elle aimait beaucoup les bêtes et les petites scènes imaginées par Mme Colette Willy l’enchantaient mais il était écrit que la tranquillité ne serait pas son lot ce soir-là et qu’elle n’avancerait pas beaucoup dans la connaissance de Kiki-la-Doucette et de Toby-chien : la porte qui faisait communiquer son compartiment avec le voisin s’ouvrit brusquement et le duc de Fontsommes parut.

— Bonsoir ! dit-il sobrement.

La stupeur et l’indignation clouèrent un instant Mrs Carrington à son siège mais ce fut vraiment très bref. Bondissant sur ses pieds elle fit face à l’intrus :

— Vous ici ?… Et qui vous permet d’entrer chez moi ?… Sortez ! Sortez à l’instant ou j’appelle !

L’explosion de colère, bien naturelle, de la jeune femme ne parut pas l’émouvoir.

— Vous m’avez traité hier d’une façon que je ne peux admettre… Il fallait que je vous voie, que je vous parle…, et vous ne m’avez guère laissé le choix puisque vous avez refusé de me recevoir.

C’était vrai mais Alexandra s’estimait parfaitement en droit d’agir ainsi et elle le dit sans ambages :

— Qu’espériez-vous d’autre ? Vous vous êtes comporté envers moi d’une façon indigne. Vous m’avez…

— Je vous ai embrassée… comme j’en avais envie depuis des jours, des nuits, des semaines ! À présent je ne peux plus taire ce que je ressens. Je vous en supplie, venez un instant à côté !

— Que j’aille chez vous, moi ?

— Ce n’est pas chez moi. J’ai loué ce compartiment au nom d’une dame qui n’existe pas et qui, bien entendu, n’a pas pris le train. Moi j’habite le compartiment suivant. Dans celui-là vous ne trouverez que des fleurs.

Sans se retourner, il repoussait d’une main le battant, laissant voir un véritable buisson de roses.

— Vous voyez ? Ce n’est pas une chambre mais un salon. Je vous en supplie, venez vous y asseoir un instant. Juste le temps de m’écouter…

— N’y comptez pas ! Ce serait manquer à ma dignité.

— Votre dignité ? Vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! Et la mienne, qu’en faites-vous ? Croyez-vous que j’aie pour habitude de poursuivre une dame, une vraie, pour satisfaire un simple désir ? Le jour où je vous ai vue, boulevard de la Madeleine, vous m’avez ébloui, charmé, ensorcelé… Votre blondeur vous faisait rayonnante et si j’ai osé vous suivre, ce n’était pas le réflexe machinal d’un homme émoustillé par une jolie fille, mais un besoin impératif. Il me semblait que, si je vous perdais, il manquerait toujours quelque chose à ma vie…