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Un instant, elle considéra sa couchette d’un œil aussi méfiant que rancunier. Jamais après ce qui venait de se passer elle ne pourrait dormir là-dedans ! Elle voulait un lit honnête dans une chambre honnête et autant que possible dans une maison honnête car elle avait besoin d’être seule, tranquille et loin, le plus loin possible de tous ces gens perfides. Et surtout, elle décréta que s’il lui fallait seulement apercevoir son suborneur sur le quai de la gare de Cannes, elle en mourrait de honte sur place ! Pour éviter ce malheur, il n’y avait qu’une seule solution.

Avec détermination, Mrs Carrington passa un peu d’eau sur son visage, remit son chapeau en prenant bien soin de fixer sa voilette, enfila son manteau, ses gants, rassembla son sac de nuit, sa boîte à bijoux et un absurde parapluie de soie bleue à long manche de cristal qui ne déployait qu’un abri tout juste suffisant pour sa coiffure puis attendit que le train ralentisse comme il le faisait chaque fois que l’on approchait d’une gare un peu importante.

Lorsque ce fut le cas, elle se leva, tendit le bras et tira la sonnette d’alarme avec décision…

CHAPITRE VII

UNE SURPRISE DÉSAGRÉABLE

Le Méditerranée-Express poussa une sorte de ululement, lâcha sa vapeur, courut un instant sur son erre et, enfin, s’immobilisa dans un long grincement de freins. Aussitôt, à l’intérieur, on passa du silence à une agitation de ruche dérangée. Au long des différentes voitures on sortait dans les couloirs où s’attardaient les fumées de cigares, on s’interrogeait, on allait aux nouvelles auprès des conducteurs. Pour sa part, Alexandra quitta calmement son compartiment et se rendit près de la portière qu’elle ouvrit d’une main ferme sous l’œil stupéfait d’un vieux militaire orné de grandes moustaches blanches qui ressemblaient à des ailes de séraphin.

Voyant qu’elle déposait ses bagages près des marches pour descendre les mains libres, il secoua sa torpeur :

— Accordez-moi excuses, madame, mais… vous ne prétendez pas descendre ?

— Si…

— Vous savez que nous sommes dans la campagne ? Il n’y a pas de gare.

Alexandra qui avait saisi les barres d’appui se pencha un peu :

— J’en vois une et elle n’est pas bien loin…

— Mais, madame, il n’y a pas de quai. Vous allez vous casser quelque chose…

— Vous voulez parier ? fit-elle avec un aimable sourire.

Et avant qu’il ait pu l’en empêcher, elle avait sauté sur le ballast, opéré un rétablissement dû à la faible pente du sol, repris ses mallettes et son parapluie puis, sans s’inquiéter davantage de la perturbation créée, elle releva le menton et se dirigea d’un pas ferme vers les quelques lumières qui brillaient un peu plus loin et se reflétaient dans le double ruban d’acier des rails. Elle atteignait la hauteur de la voiture-restaurant quand Pierre Bault, renseigné par le vieux militaire, la rejoignit :

— Mrs Carrington ! s’écria-t-il. À quoi pensez-vous ?

— À quoi voulez-vous que je pense ? répondit-elle sans ralentir le pas. J’ai jugé incompatible avec ma dignité de continuer mon voyage dans votre train. Vous voudrez bien faire le nécessaire pour mes bagages quand vous arriverez à Cannes !

— C’est vous qui avez tiré la sonnette d’alarme ?

C’était à peine une question et Alexandra haussa les épaules :

— Naturellement. Vous n’imaginiez pas que j’allais attendre une nouvelle entreprise de votre complice… Comment se nomme cette gare où nous arrivons ?

— Beaune ! Mais vous n’avez rien à y faire et je vous prie de bien vouloir remonter dans le train.

— À aucun prix ! Rien ne me fera rentrer dans ce train-là.

— Ridicule ! Que voulez-vous donc faire ?

— Me rendre à… Beaune ? C’est bien cela ?

— Tout à fait ! Et qu’y ferez-vous ?

— C’est une gare, non ? Il doit bien y passer d’autres convois que ce lupanar de luxe ? Eh bien, j’attendrai qu’il en passe un qui se rende à Cannes, un brave train honnête et de bonne compagnie !

— Aucun grand express, honnête ou pas et desservant la Côte d’Azur, ne s’arrête à Beaune. Les stations les plus proches sont Dijon que nous venons de quitter ou Lyon qui est nettement plus loin.

— Eh bien, je me rendrai à Lyon. Il doit bien y avoir un moyen quelconque d’y aller ?

Cette entêtée qui s’obstinait à parcourir un bas-côté de voie de chemin de fer empierré avec de fines bottines qui seraient en charpie avant d’atteindre le quai donnait à Pierre Bault l’envie de la battre puis de la hisser sur son épaule afin de la remettre de force dans son compartiment, mais elle était déjà plus que prévenue contre lui et ce geste ne ferait qu’aggraver son cas. Elle le soupçonnait déjà d’être un entremetteur. Une plainte pour brutalité n’arrangerait rien et il pourrait dire adieu à sa carrière ferroviaire. Il s’obligea donc à la douceur :

— Je vous en supplie, miss Alexandra, soyez raisonnable ! Nous sommes responsables de votre sécurité et sur le bord de cette voie vous êtes en danger.

— Tant que votre train se tient tranquille, je ne vois pas en quoi. Et je ne vous empêche pas de m’accompagner jusqu’à la gare !

— Il faut que le Méditerranée-Express reparte ! Dans une heure, un autre train doit passer sur cette voie…

— Je n’ai rien contre ! Retournez à votre poste et allez-vous-en !

— Madame ! s’écria le conducteur perdant patience. Il est au moins une chose dont vous devez avoir conscience : on ne stoppe pas un grand express impunément et sur un caprice.

— Ce qui veut dire ?

— Que vous allez devoir payer ! Et assez cher, je le crains !

Mrs Carrington s’arrêta net. On arrivait alors à la hauteur de la locomotive dont l’un des chauffeurs, descendu de sa machine, considérait l’étrange couple avec une surprise goguenarde :

— Envie de se dégourdir les jambes, la p’tite dame ? fit-il aimablement.

— Allez au diable ! lui déclara la jeune femme qui, ensuite, se retourna vers Bault. Vous ne pensez pas qu’une vulgaire question d’argent puisse m’arrêter ? Je vous ai déjà dit de m’accompagner jusqu’à cette gare ! Là, je vous signerai un chèque et vous pourrez reprendre votre chemin.

L’arrivée en renfort du chef de train ne changea rien au climat ambiant : Mrs Carrington avait décidé de quitter le Méditerranée-Express à Beaune et aucune force humaine ne pourrait la faire changer d’avis.

— Ce sera comme vous voulez, madame, soupira le nouveau venu, mais remontez au moins pour que nous vous mettions en gare ! Il y a encore un petit bout de chemin et vous n’allez pas faire ça à pied ?

Alexandra considéra ses bottines qui, en effet, commençaient à grimacer et la gênaient plutôt.

— D’accord ! fit-elle, mais sur la locomotive ! Comme cela vous n’aurez pas l’audace d’oublier de vous arrêter !

On ne put l’en faire démordre et, quelques instants plus tard, ce fut debout sur le marchepied de la grosse machine noire et en compagnie du chef de train que Mrs Carrington fit son entrée à Beaune à la plus grande stupéfaction du chef de gare qui voyait pour la première fois le Méditerranée-Express faire halte chez lui. Aussi se mit-il en quatre pour la belle Américaine un peu timbrée à qui il devait cet honneur inattendu destiné à enjoliver plus tard ses souvenirs de retraité durant de nombreuses années.

Laissant l’intraitable voyageuse en finir avec les formalités inhérentes à son geste vengeur, Pierre Bault, renonçant à un combat perdu d’avance, regagna sa voiture. En escaladant le marchepied, il se trouva nez à nez avec un Jean Lorrain dégoulinant de malice perverse et qui, bien sûr, n’avait pas perdu une miette de l’épisode dont Mrs Carrington venait d’être l’héroïne.