— Une dame essentiellement impulsive et pittoresque, n’est-ce pas ? fit-il. On peut savoir quelle mouche l’a piquée ?
L’œil brillant, la lippe gourmande, le journaliste ressemblait de façon frappante à un matou qui s’apprête à croquer une souris. Il se pourléchait positivement et le Conducteur n’aima pas beaucoup cela en dépit de la rancune qu’il gardait à l’ex-miss Forbes :
— J’ai toujours soutenu, soupira-t-il, qu’il faisait beaucoup trop chaud dans nos wagons ! Cette jeune dame a été victime… d’un coup de chaleur.
— Mon ami, vous ne me ferez pas avaler ça ! J’ai voyagé dans son pays et je sais qu’on étouffe littéralement dans leurs pullmans. Comme toutes les Américaines, Mrs Carrington est une grande voyageuse et…
— … et même une grande voyageuse n’est pas à l’abri de la claustrophobie. C’est malheureusement ce qui s’est passé, conclut Bault avec un regard d’une si complète innocence que l’autre faillit s’y laisser prendre mais le côté malveillant de son esprit trouva tout de suite la parade :
— En ce cas, que n’est-elle descendue à Dijon ? Il me semble que c’eût été plus simple… et moins onéreux ?
— Monsieur, fit le conducteur avec une grande politesse, ce n’est pas à un observateur de votre force que j’apprendrai les étranges méandres de la logique féminine. Les dames américaines sont habituées à voir leurs moindres caprices exaucés sur l’heure. Elles ont en outre la puissance de l’argent. Mrs Carrington a fait ici ce qu’elle aurait fait chez elle, tout simplement…
— Il se peut que vous ayez raison, fit Lorrain en tournant les talons tandis que le train repartait lentement.
À travers la vitre de la portière où il s’appuyait, Pierre Bault aperçut Alexandra qui, assise dans le bureau du chef de gare, semblait s’entretenir avec lui aussi naturellement que si elle se trouvait dans un salon. Le brave homme avait l’air sous le charme et, au fond, tant mieux. Que cette femme insupportable se débrouille comme elle l’entendait ! Lui était bien décidé à ne plus jamais s’occuper d’elle si d’aventure le destin les mettait en présence une troisième fois.
Un moment, alors qu’il tentait de la convaincre de remonter en voiture, il avait pensé lui dire que le duc de Fontsommes était descendu à Dijon, sans un mot d’explication d’ailleurs, mais cela aurait tout juste servi à renforcer l’idée bien ancrée d’une complicité entre les deux hommes. Il fallait oublier ce désagréable épisode le plus vite possible !
Tandis que le train s’enfonçait dans la nuit bourguignonne, le conducteur alla s’asseoir quelques instants dans le compartiment que Fontsommes avait fait fleurir. Il adorait les roses et, pensant qu’il était dommage que leur beauté et leur parfum ne profitent à personne, il se promit de revenir de temps en temps les visiter.
Un chef de gare ne pouvant quitter son poste, celui de Beaune alla réveiller le tenancier de la buvette pour qu’il sorte sa carriole et conduise la belle étrangère à l’hôtel de l’Arbre d’Or et de la Poste aux Chevaux où elle trouverait tout le confort et tous les soins qu’elle pouvait désirer. Alexandra avait bien émis l’idée de s’installer dans la salle d’attente jusqu’au passage du prochain train pour Lyon, mais la perspective de rester assise sur un banc pendant une douzaine d’heures avait eu raison de ce projet.
Une heure plus tard, installée confortablement dans un grand lit bien blanc dont l’ornement principal était un énorme édredon écarlate qui ressemblait à une gigantesque fraise, perchée sur plusieurs matelas de bonne laine, elle plongeait dans le meilleur sommeil qu’elle eût connu depuis longtemps.
Elle se trouva même si bien que, le lendemain, quand une servante vint lui dire que la « voiture » de la gare l’attendrait une heure plus tard pour la conduire au train de Lyon, elle fit répondre qu’elle resterait là jusqu’au lendemain. En effet, lorsqu’elle ouvrit ses volets traversés de longues traînées lumineuses, elle découvrit que son auberge était située au bord d’une cité ancienne close de murailles moussues et de larges tours rondes, écrêtées mais couronnées de vieux arbres, de grands toits bruns qui semblaient faits de velours et d’admirables flèches d’église. Le tout paraissait fraîchement sorti des mains inspirées d’un maître flamand du XVe siècle.
« Ce serait trop bête de ne pas visiter ! » pensa-t-elle. D’autant que rien ne la pressait puisque tante Amity n’était pas avertie de son arrivée. Et ce serait sûrement très amusant de s’offrir une journée de vacances dans ce pays où personne ne la connaissait.
Ce fut, en vérité, une expérience délicieuse. Débarrassée par les soins d’une habile chambrière des traces laissées par son bref séjour sur la locomotive et chaussée de bons souliers de marche que Mme Brenet, l’hôtelière, lui fit chercher dès l’ouverture des boutiques, Mrs Carrington parcourut de vieilles rues un peu mystérieuses bordées d’anciennes demeures refermées sur un passé prestigieux qu’annonçaient ici ou là une échauguette, un portail richement sculpté, de vieilles poutres historiées, d’antiques armoiries au front d’une porte en accolade, une somptueuse grille de ferronnerie, une fenêtre à colonnettes et d’étranges toits couverts de tuiles vernies noir et or.
Elle entra dans des églises fraîches et silencieuses où de vieux saints de bois rêvaient sur un entablement de colonne. Il y en eut même une qu’emplissait la magie d’un choral de Bach joué par un organiste invisible et qui la tint longtemps assise sur un prie-Dieu. Elle vit une grande halle couverte sous laquelle le marché du jour faisait pousser un jardin habité de bruyantes jardinières en coiffe, un beffroi qui semblait s’être trompé de pays et cependant s’intégrait si bien au décor qui l’entourait… Elle vit enfin le plus beau, le plus riche, le plus étonnant des hôpitaux, une vision du passé incroyable pour la jeune femme moderne qu’elle était : une admirable maison-Dieu habitée par des religieuses qui ressemblaient à des châtelaines avec leurs longues robes bleues dont la traîne se rattachait à la ceinture et leurs grands hennins de fine toile blanche.
Grâce à une vieille femme en fichu noir qui, devant son émerveillement visible, la prit par la main sans lui dire un mot, elle put y entrer et se retrouva dans un autre monde, celui, médiéval et splendide, de ces siècles où régnait sur l’Europe la magnificence des ducs de Bourgogne. Il y avait là cette qualité de silence que compose une volonté unanime de donner aux malades – car, sous la haute voûte en carène de navire de la grande « Salle des Pauvres », presque tous les lits de chêne ciré à rideaux rouges étaient occupés – le calme du corps et la paix de l’âme.
Relayant la vieille femme qui l’avait entraînée, une jeune religieuse souriante guida l’Américaine à travers l’hospice, lui montra une étonnante apothicairerie, d’immenses cuisines étincelantes qui semblaient sorties tout droit d’un manuscrit et aussi le joyau de la maison, le polyptyque de Roger van der Weyden représentant le Jugement dernier devant lequel Alexandra resta de longues minutes en contemplation.
— Acceptez-vous des pensionnaires ? demanda-t-elle soudain tandis que son guide la reconduisait à travers une grande cour qui ressemblait davantage à celle d’un palais que d’un hôpital.
— Cela peut arriver s’il s’agit de guérir une âme comme nous nous efforçons de guérir les corps. Cette maison, depuis sa fondation par dame Guigonne de Salins en 1453, est vouée surtout aux pauvres.