— Je vois ! fit tante Amity gentiment ironique. Vous traversez une période de simplicité. En ce cas, oublions Mme de Vallombrosa dont je vous signale tout de même qu’elle était française… et qu’une de ses aïeules, gouvernante des Enfants de France, a suivi la reine Marie-Antoinette dans sa fuite à Varennes et jusqu’à la prison du Temple.
Sans répondre, Alexandra quitta la table et alla s’appuyer à la balustrade qui fermait la terrasse. Elle était frappée de cet étrange concours de circonstances qui la ramenait toujours au souvenir de la reine martyre et elle en éprouva un peu d’angoisse comme si cette destinée tragique devait avoir des prolongements sur la sienne. Comme si tout se liguait pour rappeler le dangereux mirage dont Jean de Fontsommes l’avait enveloppée dans les jardins de Trianon.
Ignorant qu’il avait quitté le train à Dijon, elle contempla avec une sorte de crainte les tours rousses à demi recouvertes d’aristoloches et de bougainvillées. Allait-il surgir à présent de ce parc avec ses mots trop tendres et ses yeux ardents ? Et si cela arrivait, aurait-elle encore le courage de fuir ?
Au bout d’un instant, elle tourna le dos au parc et revint vers sa tante :
— Si vous me parliez un peu de vous ? Était-elle intéressante cette voyante qui vous a fait venir ici ?
— Plus qu’intéressante. C’est une étonnante créature mais le terme de voyante ne lui convient pas. Il faut dire plutôt un médium prodigieux dont la puissance agit sur les meubles les plus lourds qu’elle déplace sans peine en dépit d’une évidente fragilité. Elle peut même entrer en lévitation et autour d’elle les esprits se matérialisent. Une expérience… très impressionnante ! Mais vous pourrez le constater par vous-même car il y aura encore une séance demain soir, à la villa Fiorentina.
— Non merci. Vous savez ce que je pense de toutes ces manifestations censées venir de l’au-delà. Naturellement, votre M. Rivaud en est aussi entiché que vous ?
— Eh bien non. L’autre soir, après la séance, il semblait soucieux, mal à l’aise. Je crois qu’il a des doutes touchant la véracité des phénomènes paranormaux. Il a même avancé le mot de truquage. Nous… nous nous sommes presque disputés. Ce qui a beaucoup fait rire sa sœur.
— Pourquoi ? Votre amitié pour son frère lui déplaît-elle ? fit Alexandra déjà prête à entrer en guerre.
— Quelle idée ? Mathilde Rivaud est une femme selon mon cœur et nous nous entendons parfaitement, sauf en ce qui concerne le spiritisme. Elle vous ressemble jusqu’à un certain point. Un esprit fort qui voit en Eusapia Palladino une simple farceuse. Par malheur, son frère semble à présent pencher de son côté…
— Un bon point pour lui ! Serait-il plus sérieux que je ne le pensais ?
— Sérieux, sérieux ! s’indigna miss Forbes. Est-ce vraiment la seule qualité qui vous séduise chez un homme ? Pour ma part je lui préfère la gentillesse, la courtoisie, la générosité de cœur, l’esprit et la fantaisie. Néanmoins, ajouta-t-elle avec un soupir, ce genre de penchant va très bien à l’épouse de Jonathan Carrington. Au fait, avez-vous reçu de ses nouvelles ?
Prise au dépourvu, Alexandra devint ponceau :
— Non !… Je ne sais pas ce qui se passe mais il n’a pas répondu à ma lettre. Naturellement… j’ai laissé des instructions au Ritz pour qu’on le dirige sur Cannes s’il arrivait…
— Vous y croyez encore, vous, à sa venue ?
— Et pourquoi pas ? Seule, une raison impérative a empêché Jonathan de m’accompagner dans ce voyage et je ne vois pas pourquoi il ne me rejoindrait pas.
Miss Forbes n’insista pas. La nervosité de sa nièce lui semblait de plus en plus suspecte et elle l’imaginait fuyant Paris pour ne pas avoir à répondre à une missive qui lui aurait déplu. Ce qui ne la mettait pas bien loin de la vérité. Jonathan devait commencer à regretter d’avoir laissé sa femme partir sans lui et il était beaucoup plus homme à réclamer son retour qu’à faire ses bagages pour venir s’ennuyer dans des pays qui ne lui plaisaient pas.
— Laissons votre époux où il est, conclut-elle, et voyons plutôt à vous procurer un séjour agréable et reposant ! La majorité des hivernants a quitté la Côte mais celle-ci n’en est que plus agréable. Vous n’êtes pas pressée de rentrer à Paris ?
— Oh non ! L’important est d’y être pour la grande semaine des Courses où nous rejoindrons les Orseolo avant de les accompagner à Venise.
— Vous tenez vraiment à y aller ? Je croyais que vous désiriez vous rendre à Vienne ?
— J’y ferai un saut après Venise. Ensuite j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à rentrer en Amérique ? Moi je veux vivre cette fameuse nuit du Rédempteur que l’on dit magique. Mettons que ce sera mon dernier caprice européen ! Après… je rentrerai sagement à la maison.
Le ton amer et résigné acheva de renseigner miss Forbes. Elle alla passer son bras autour des épaules de sa nièce dont elle attira la tête contre la sienne :
— Vous savez bien que je vous aime, alors pourquoi voulez-vous me cacher la vérité ?
— La vérité ? Mais…
— Celle qui vous a blessée : non seulement le juge Carrington n’a pas l’intention de venir vous rejoindre mais il vous a priée de rentrer au bercail. La récréation a assez duré !
— Comment avez-vous deviné ?
— Cela lui ressemble tellement ! Et sachez que je vous approuve ! À présent, allez vous reposer ! C’est déjà beau que vous ne vous soyez pas endormie dans votre tasse de café…
Néanmoins, avant de gagner son lit, Alexandra descendit au bureau de Mr Ellmer pour confier ses bijoux au coffre-fort de l’hôtel comme elle avait l’habitude de le faire. Et c’est en ouvrant la mallette pour en donner le détail qu’elle s’aperçut qu’on lui avait volé sa parure d’émeraudes et le médaillon de jade blanc.
Devant ce désastre, Mr Ellmer, indigné, s’attendait à une légitime explosion de colère. Or, il n’en fut rien. Simplement, Alexandra se laissa tomber dans le fauteuil de son bureau et éclata en sanglots.
Nicolas Rivaud reposa l’étroite et longue fourchette à l’aide de laquelle il venait de décortiquer habilement sa langouste et considéra Alexandra avec sympathie.
— Je continue à penser que vous devriez malgré tout prévenir la police. Pas celle d’ici, bien sûr, qui n’est pas fort active mais au moins la Sûreté afin qu’elle mène une enquête sérieuse. Le vol que vous subissez est important.
— Très. Néanmoins je ne comprends pas que l’on se soit limité à ce collier et à ce pendentif. Il y avait plusieurs autres pièces de grande valeur…
— Je trouve, moi, que c’est assez malin. S’emparer de la mallette aurait donné aussitôt l’alerte. La vider aussi car vous auriez senti une différence de poids. Le plus étonnant est que la serrure n’ait pas été forcée. C’est, de toute évidence, du travail de professionnel. Je dirais même de grand professionnel !
— Nicolas ! s’indigna tante Amity. Vous ne voudriez pas qu’on le décore par hasard ? Ce ton admiratif !
— Je n’admire pas : je constate et cela peut avoir de l’importance. Ainsi je dis qu’il faut porter plainte. Cette méthode habile porte peut-être la signature d’un voleur connu de la police et je vous propose de faire appel à l’un de mes bons amis, le commissaire principal Langevin. Si quelqu’un peut retrouver vos joyaux, c’est lui. Laissez-moi lui téléphoner…
— Bonne idée, fit miss Forbes. Mais d’abord récapitulons : vous dites que, de tout le voyage, vous n’avez pas ouvert votre boîte à bijoux ?