Cependant elle devait prévenir le directeur de leur intention de quitter sa maison le soir même ou, au plus tard, le lendemain matin. Il serait en effet cruel d’imposer un plus long séjour à la pauvre Amity, ensevelie dans son désespoir et sa honte, et fermement décidée à ne quitter sa chambre que pour la voiture de l’hôtel qui la conduirait à la gare.
L’air du matin était bleu, frais, chargé de senteurs marines infiniment agréables et Alexandra eût aimé le respirer plus longtemps mais elle avait un devoir à remplir. Après s’être accordé encore un instant au bord d’un grand bassin de pierre où nageaient des poissons aux couleurs tendres, elle exhala un profond soupir et reprit d’un pas ferme le chemin de l’hôtel.
Au détour d’un if, elle vit M. Rivaud venir à sa rencontre et son aspect extérieur la frappa. Au lieu de l’habituel costume du matin usité sur la Côte et qui se composait d’une veste et d’un pantalon de coutil clair, d’un gilet de piqué blanc, d’un panama et d’une cravate flottante, il portait une jaquette noire, fort bien coupée d’ailleurs, un pantalon gris rayé, un col à coins cassés et un chapeau haut de forme – qu’il ôta dès qu’il l’aperçut – et des gants « beurre frais ». Bref l’équipement complet pour assister à une cérémonie.
Constatant qu’il avait les traits tirés, indice certain d’une nuit inconfortable et qu’il semblait assez ému, elle l’accueillit d’un sourire un peu vague :
— Vous allez au-devant de mes intentions, monsieur, car je rentrais pour vous téléphoner.
— J’en suis heureux, Mrs Carrington, néanmoins je vous prie de bien vouloir excuser l’inconvenance d’une visite aussi matinale.
— Vous êtes tout excusé.
— Soyez-en remerciée ! Je craignais, voyez-vous… qu’une… décision soudaine vous ait déjà fait quitter Cannes. Ce dont j’aurais été… profondément malheureux.
En fait, il n’avait pas l’air à son aise. Entre ses favoris légers, son aimable visage était tout retourné et Alexandra aurait juré qu’il y avait des larmes dans ses yeux. Visiblement, il avait besoin d’aide.
— Si je peux quelque chose pour vous, dit-elle d’un ton encourageant, n’hésitez pas à me le demander. Excusez ma franchise mais vous avez l’air bouleversé. Les événements imprévus d’hier soir, je pense ?
Au mépris de tout protocole, il tira un mouchoir de sa poche et s’épongea le front :
— Vous n’imaginez pas à quel point ce fut horrible ! soupira-t-il. Nous avons d’abord dû essuyer une manifestation de l’Association des Amis de la Libre Pensée associée à je ne sais quelle loge de matérialistes qui s’est traduite par la chute imprévue d’un conseiller référendaire dans la fosse d’orchestre. Nous avons eu beaucoup de mal à expulser tous ces gens et à retrouver le silence et le recueillement sans lesquels aucun médium ne saurait entrer en transe. Cette malheureuse Eusapia n’y arrivait d’ailleurs pas. Il n’y a eu aucun phénomène intéressant et pas l’ombre d’une matérialisation, si j’ose m’exprimer ainsi. Elle a répondu à quelques questions et puis… et puis il y a eu ce… ce drame.
Il prit un temps puis, avec une grande timidité :
— Puis-je vous demander comment… comment se porte miss Forbes, ce matin ?
— Je n’en sais rien. Elle dort encore. Mais hier au soir c’était affreux. Elle était malade de honte, se proclamait déshonorée.
— Déshonorée ? Mais je ne vois pas du tout pourquoi ?
— Vous êtes un homme, vous ne pouvez pas comprendre. Elle a été bouleversée de voir resurgir un épisode lointain et douloureux. En outre, elle est persuadée d’avoir causé un affreux scandale. Elle dit qu’elle n’osera plus jamais vous regarder en face, Mlle Mathilde et vous…
Comme si un ressort venait de se détendre dans sa personne, M. Rivaud se leva soudain, enfila ses gants et s’inclinant devant Alexandra :
— Mrs Carrington, dit-il avec gravité, puisque vous êtes ici la seule représentante de votre famille, j’ai l’honneur de vous demander la main de miss Forbes, votre tante…
De saisissement, Alexandra se laissa choir sur un banc qui, par bonheur, se trouvait là.
— Vous voulez épouser tante Amity ?
— Je n’ai pas de plus cher désir. Depuis que je la connais, j’ai conçu pour elle une profonde tendresse renforcée d’un infini respect. Nous aimons être ensemble et elle possède un extraordinaire sens de l’humour. Ma sœur partage en grande partie ces sentiments.
— Vous voulez épouser tante Amity ! répéta Alexandra qui ne s’en remettait pas.
— Est-ce si difficile à admettre ? Nous ne sommes jeunes ni l’un ni l’autre et nous avons tous deux suffisamment souffert de la vie pour savoir qu’elle nous offre peut-être une chance non négligeable. J’ajoute que je possède assez de fortune pour offrir à ma femme la vie qui lui plaira.
Mrs Carrington gardant toujours le silence, il ajouta, un peu gêné à présent :
— Évidemment, je comptais attendre encore un peu pour lui faire cette proposition mais… les événements d’hier l’ont tellement bouleversée que j’ai eu peur… de la perdre. C’est pourquoi je me suis permis de venir si tôt. Je serais navré si ma demande… vous déplaisait en quoi que ce soit et je… je comprendrais très bien que vous refusiez… d’en faire part à miss Amity. J’aurai alors l’honneur, ajouta-t-il d’un ton devenu soudain très ferme, de la lui présenter en personne. Même si, pour cela, je dois la suivre jusqu’à Philadelphie. Je… je l’aime ! Voilà ! Vous savez tout !
L’allure était martiale mais Nicolas Rivaud avait tout de même les larmes aux yeux et le cœur d’Alexandra fondit. Elle se releva, prit l’excellent homme aux épaules et l’embrassa sur les deux joues.
— Je lui présenterai votre demande dès qu’elle sera réveillée et j’espère sincèrement pouvoir, un jour prochain, vous appeler oncle Nicolas. Après la secousse d’hier rien ne pouvait lui faire plus de bien. Je crois qu’elle partage vos sentiments.
— Oh, vraiment ?
— J’en suis à peu près certaine.
— Et… votre famille ? Comment prendra-t-elle ce mariage, à votre avis ?
— Honnêtement je n’en sais rien mais vous avez pour vous un atout important puisque l’un de vos ancêtres a combattu pour notre indépendance.
— Je ne vous remercierai jamais assez et je…
— Chut ! Nous verrons cela plus tard. Et pour changer de sujet, est-ce que votre policier est arrivé ?
— Oui. Il vous attend chez ma sœur. Peut-être, ajouta-t-il en tirant de son gousset une belle montre en or, est-il encore un peu tôt ? Nous avions dit onze heures. Il est vrai qu’il faut le temps de monter à la Croix-des-Gardes.
— Je vais vous dire ce que nous allons faire : rentrer à l’hôtel, afin que vous puissiez déguster en paix le bon café dont vous avez sans doute le plus grand besoin. Pendant ce temps, je parlerai à ma tante puis je vous rejoindrai tandis qu’elle se préparera. Si elle accepte de devenir Mme Rivaud, vous n’aurez qu’à revenir la prendre pour le déjeuner lorsque je m’entretiendrai avec le commissaire. Sinon…
— Sinon c’est moi qui viendrai déjeuner avec elle. C’est une cause pour laquelle je suis tout à fait décidé à me battre !
— Il est possible en effet que vous soyez plus convaincant mais je vous préviens : d’abord elle est têtue et ensuite il faut surtout éviter qu’elle vous croie animé par la pitié ?
— La pitié ? C’est une femme pour laquelle on doit pouvoir éprouver toutes sortes de sentiments mais certainement pas de la pitié…
En pénétrant un instant plus tard dans la chambre de sa tante, Alexandra pensa que Nicolas se trompait et que tante Amity pouvait être pitoyable : affalée plus qu’assise dans son lit, les cheveux en désordre et la figure sillonnée par de nouvelles larmes, elle trempait d’un air absent un croissant dans sa tasse de café et même l’y oubliait.