Alexandra vint s’asseoir au bord du lit, ôta prudemment la tasse qui menaçait de déborder sans obtenir d’ailleurs la moindre réaction puis, jugeant que les préliminaires n’étaient pas de mise et qu’il serait plus salutaire de frapper un grand coup, elle déclara paisiblement :
— Je viens de voir M. Rivaud. Il m’a demandé votre main.
Il y eut un silence, troublé seulement par un reniflement. Puis, Amity souleva péniblement ses paupières et offrit à sa nièce un regard d’épagneul battu. Enfin, Alexandra entendit :
— Il a demandé quoi ?
Pensant qu’on l’avait mal entendue, la jeune femme haussa la voix :
— Votre main ! Il veut vous épouser parce qu’il vous aime. Et moi je trouve ça très bien ! Alors cessez de pleurer !
— Ne criez pas ainsi, je ne suis pas sourde ! fit miss Forbes et, un instant plus tard, elle éclatait en sanglots tout en jaillissant de son lit avec tant d’impétuosité que le contenu du plateau se renversa, partie sur sa chemise de nuit, partie sur les draps puis elle se jeta dans les bras de sa nièce… qui n’eut plus qu’à aller se changer après avoir tout de même réussi à démêler des propos confus de sa tante qu’elle s’estimait la femme la plus heureuse du monde ou quelque chose d’approchant. Ce qui n’était pas autrement évident…
Un moment plus tard, ravissante dans une robe de foulard blanc ornée de pois multicolores et sous un chapeau de paille d’Italie soutenant un vrai parterre de fleurs, Alexandra rejoignait M. Rivaud qui avalait, d’un air absent sa quatrième tasse de café et devenait nerveux.
— Oncle Nicolas, dit-elle gaiement, je crois que vous allez pouvoir nous offrir du champagne à midi !
— Et ce fut lui, cette fois, qui lui tomba dans les bras. En pleurant.
Le commissaire Langevin fit à Alexandra l’effet d’un homme uniformément gris : le costume, les yeux, la moustache et la barbiche. L’expression normale de son visage était la lassitude et il semblait toujours sur le point de succomber au sommeil. Néanmoins, il ne fallait pas s’y fier : sous son air endormi, il couvait des réactions aussi brutales qu’imprévues.
Assis au centre d’un petit salon tendu de toile de Jouy derrière une table de jeu à pieds de biche garnie de velours vert rayé, il écoutait Alexandra lui raconter comment elle avait été amenée à tirer le signal d’alarme du Méditerranée-Express :
— Il m’arrive rarement de voyager seule, expliquait-elle, et je ne suis pas habituée aux trains français. J’ai été prise… d’une crise de claustrophobie dans ce compartiment trop bien fermé. Je me sentais étouffer…
— Vous pouviez aller dans le couloir, ou même retourner au wagon-restaurant.
— Sans doute mais c’était insuffisant. Il aurait bien fallu que je rentre dans cette boîte capitonnée à un moment ou à un autre.
— C’est bien la première fois que j’entends une voyageuse se plaindre du confort d’un sleeping. Si vous vous sentiez souffrante, vous pouviez aussi descendre à Dijon ?
— Je sais, soupira la jeune femme, mais je pensais que cela passerait.
— Et cela n’a pas passé ?
— Non. C’est même devenu insupportable. Alors…
Le relatif silence d’une pièce ouverte largement sur un jardin empli de chants d’oiseaux s’établit entre les deux personnages. Sous ses paupières à peine soulevées, Langevin contemplait en artiste le délicat profil de cette femme ravissante qui se détachait sur le velours vert de la profonde bergère à oreilles où elle était assise. Sous la masse lumineuse de ses cheveux elle avait quelque chose d’irréel et le policier estima que cette Américaine était sans doute l’une des dix ou douze plus belles créatures du monde. Rien d’étonnant à ce qu’elle suscitât des passions et aussi des haines, leur contrepartie logique.
Il toussota pour s’éclaircir la voix mais n’éleva pas le ton en demandant :
— Vous êtes bien certaine de me dire la vérité ?
— Monsieur le commissaire ! protesta Mrs Carrington, je ne vois pas ce qui pourrait vous inciter à penser le contraire.
— Vraiment ? Loin de moi la pensée de vous offenser, madame, mais… les choses seraient plus simples si vous vouliez bien voir en moi autre chose qu’un policier. Il arrive que, dans certains cas, notre rôle s’apparente à celui du confesseur.
— N’étant pas catholique, je n’ai jamais eu de confesseur, riposta sèchement la jeune femme. En outre, je vois mal ce que je pourrais avoir à vous confier.
— Pas même… ceci ?
Tirant de sa poche un journal, il le déplia, l’ouvrit à la page qui convenait, souligna quelque chose d’un trait de crayon puis tendit le tout à Alexandra. C’était un numéro du Journal datant de la veille et l’article était signé de Jean Lorrain.
Avec sa verve habituelle, le chroniqueur y racontait les mésaventures d’une belle Américaine qui, durant plusieurs semaines, avait fait l’ornement des salons parisiens et qui, prise d’une soudaine envie de voyager, s’était embarquée abord d’un train en partance pour la Côte d’Azur au moment même où l’un de ses plus ardents admirateurs prenait place à bord du même train. Cet homme, un fort grand seigneur, était curieusement descendu en gare de Dijon où il n’avait sans doute rien à faire et, chose étrange, quelques kilomètres plus loin, la belle dame, incapable sans doute de supporter son départ, tirait le signal d’alarme et se faisait déposer à Beaune. Il s’agissait là, très certainement, de l’aboutissement logique d’un roman mondain comme Paris en voyait fleurir à chaque printemps. Le Méditerranée-Express aurait même retenti des échos d’une dispute à la suite de laquelle le gentilhomme aurait choisi de quitter le train suivi à courte distance par sa belle amie. Le signataire de l’article supposait aimablement qu’une réconciliation pouvait avoir eu lieu dans quelque agréable auberge d’une côte qui, si elle n’était pas d’azur mais d’or, offrait bien des délices à qui savait les découvrir. Naturellement, aucun nom n’était mentionné mais une simple initiale devenait très révélatrice.
Lorsque Mrs Carrington eut achevé sa lecture, elle était si pâle et si visiblement bouleversée que Langevin eut pitié d’elle. S’il n’avait pas cru un mot de son histoire de claustrophobie, la version de Lorrain lui inspirait une instinctive méfiance. D’abord parce qu’il ne l’aimait pas et haïssait le plaisir que ce favorisé de la fortune prenait à faire le mal. Ensuite à cause de la souffrance réelle qu’il lisait dans les yeux de cette femme… Elle avait laissé tomber la feuille et à présent semblait absente :
— Il était descendu à Dijon, murmura-t-elle pour elle-même plus que pour son interlocuteur. Si j’avais su…
Abandonnant son siège derrière cette table qui lui donnait un air un rien trop officiel, le commissaire tira un fauteuil et vint s’asseoir près d’Alexandra :
— Oubliez un moment ce torchon, madame, et tâchons d’y voir clair dans cette affaire peu banale ! Voulez-vous enfin m’accorder votre confiance et me dire ce qui s’est réellement passé ?
— Oui, parce que j’en viens à croire que vous êtes ma seule chance de réparer plus ou moins ma réputation qui, à cette heure, doit être en morceaux. Ce misérable n’a pas perdu de temps pour se venger d’une rebuffade…
— Que lui avez-vous fait ?
Alexandra raconta la scène du wagon-restaurant et comment, agacée par ses attaques contre ses compatriotes, elle avait prié le journaliste d’aller dîner ailleurs :