Alexandra se mit à rire :
— D’accord ! Je vais vous aider à ruiner votre mère… D’ailleurs, en attendant vos noces, je vous offre un rôle de demoiselle d’honneur… si vous consentez à m’épargner des yeux ronds et des exclamations de stupeur : dans trois semaines ma tante Amity se marie.
— Et vous n’avez pas commencé par cela ? s’écria là jeune fille. Mais c’est la meilleure nouvelle ! Et que va-t-elle devenir ? Comtesse ? Marquise ? Baronne ?
— Rien du tout ! et c’est l’une des choses qui me plaisent dans cette union : elle épouse un homme charmant, cultivé, riche et plein de générosité qui saura, je crois, la rendre heureuse mais elle s’appellera tout simplement Mme Nicolas Rivaud.
— Dire que sans mon escapade j’aurais pu manquer ça ! Oh, Alexandra, je ne me le serais jamais pardonné !… Sans compter que la famille va en tomber sur le derrière !
— Cordélia ! protesta Mrs Carrington choquée. Si vous voulez rester avec moi, il faudra songer à surveiller votre langage.
Tandis qu’au Ritz Alexandra tentait de raisonner la jeune Cordélia, deux voitures élégantes s’arrêtaient avec ensemble devant la maison qu’habitait Jean Lorrain. De l’une descendit M. Rivaud, de l’autre le duc de Fontsommes et son ami le comte Robert de Montesquiou mais, de toute évidence, les trois personnages étaient animés d’intentions similaires. Néanmoins, étant plus près de la porte, l’ancien ingénieur des Mines s’arrêta, jeta un rapide coup d’œil à la portière armoriée de l’autre voiture et, au lieu de sonner, alla au-devant des deux gentilshommes qu’il salua courtoisement :
— Veuillez me pardonner de m’adresser à vous sans avoir été présenté, dit-il. C’est bien M. le duc de Fontsommes que j’ai l’honneur de rencontrer ?
Le regard froid du jeune homme s’adoucit un peu devant l’amabilité de ce visage, l’élégance du personnage et le fait qu’il était commandeur de la Légion d’honneur.
— En effet, monsieur, et si vous voulez bien me dire qui vous êtes…
— Je n’ai pas le bonheur d’être connu de vous. Je me nomme Nicolas Rivaud, ingénieur des Mines en retraite, mais vous comprendrez mieux pourquoi je me présente à vous quand je vous aurai dit que je vais épouser prochainement miss Amity Forbes…
— La tante de Mrs Carrington ? dit Fontsommes avec un sourire un tout petit peu malicieux. Je vous en fais bien mon compliment et je vous offre mes vœux les plus sincères.
— Je vous en remercie mais ce n’est pas pour vous apprendre cette nouvelle que je suis venu vers vous. En fait… je suis extrêmement heureux d’avoir pu vous rencontrer avant que vous n’entriez dans cette maison. Je suppose que la même raison nous y amène tous deux ? Il s’agit de certain article paru dans le « Pall-Mall » du Journal ?
— C’est exact et je vous serais reconnaissant de me laisser la priorité. J’ai l’intention de corriger ce misérable de façon à lui ôter l’envie de recommencer. Je suis assez fort en boxe…
— Je ne doute pas que vous ne veniez facilement à bout d’un homme malade. Vous risquez même de le tuer.
Fontsommes eut un dédaigneux mouvement d’épaules qui signifiait que ce serait pour lui sans importance.
— .. auquel cas, continua M. Rivaud sans se laisser démonter, vous serez accusé de meurtre et salirez définitivement la réputation d’une jeune femme tout à fait innocente.
— Là ! Qu’est-ce que je disais ? intervint Montesquiou. Je suis, monsieur, tout à fait de votre avis. Néanmoins vous admettrez qu’une correction… modérée est la seule solution. Quand on est le duc de Fontsommes, on ne se bat pas en duel avec un plumitif…
— Un duel n’arrangerait pas davantage le renom de ma future nièce. En réalité, ce serait l’affaire de son mari mais il est loin.
— Un rude imbécile, si vous me permettez cette opinion, jeta le duc. Laisse-t-on une jeune femme aussi belle courir seule les grands chemins d’Europe ? Mais ces considérations ne nous avancent pas : que proposez-vous de faire ?
— Que vous me laissiez agir. Je suis beaucoup plus âgé que vous et je possède quelques armes. En fait, aucun nom n’a été écrit ?
— Rien que des initiales ! grinça Fontsommes, mais ô combien transparentes !
— Justement. Je pense obliger ce Lorrain à écrire un autre « papier » mondain mais, cette fois, avec des noms entiers ! Et je crois que vous pourrez vous estimer satisfait…
— Vous n’y arriverez pas ! C’est obstiné, cette espèce de gratte-papier…
— Voulez-vous parier ? Si je perds, je vous donne cent louis mais si je gagne…
— Ce sera à moi de vous les donner, sourit Fontsommes qui aimait les paris autant qu’un Anglais.
— Non. Ce que je désirerais c’est que vous quittiez Paris pendant quelque temps. Mrs Carrington doit revenir ce matin et il serait mieux, je crois, que l’on ne puisse plus vous voir ensemble…
— Vous voulez lui faire manquer le Grand Prix et les Drags, fit Montesquiou scandalisé. C’est tout bonnement impensable !
— Mais salutaire, je pense, pour la paix du cœur d’Alexandra. Ceci vaut bien cela, j’imagine ? Vous pourriez… tomber malade ?
— Personne n’y croirait, remarqua Montesquiou, sauf les femmes. Elles monteraient à l’assaut de sa demeure en rangs serrés…
— Alors, éloignez-vous ! Après notre mariage, Mrs Carrington se rendra à Venise pour assister à la fête du Rédempteur où elle est invitée.
— Elle ne va plus à Vienne ?
— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’elle regagne l’Amérique au début du mois d’août. Que décidez-vous ?
D’un mouvement spontané, le jeune duc tendit la main à ce vieux monsieur si digne et qui avait su gagner sa sympathie.
— Agissez à votre guise, monsieur ! Dès ce soir, je partirai pour mon château de Picardie. Et je vous souhaite bonne chance avec ce mécréant…
— Si vous n’en venez pas à bout, c’est moi qui m’en chargerai au nom de l’hospitalité française ! conclut Robert de Montesquiou en serrant à son tour la main de Nicolas Rivaud.
Les deux hommes remontèrent en voiture et s’éloignèrent tandis que le fiancé d’Amity, soulagé d’un grand poids, pénétrait dans l’immeuble.
Se faire recevoir par le journaliste ne fut pas une mince affaire. Un domestique à tête de bandit corse, aimable comme un furoncle, apprit au visiteur que Monsieur s’était couché fort tard, en conséquence de quoi il dormait encore.
— Fort bien ! dit Nicolas. Je vais donc attendre son réveil ! Ce que j’ai à lui dire est trop important ! Vous avez bien un siège à m’offrir, mon ami ?
Il fallut que le valet malgracieux se résigne à ouvrir la porte d’un salon oriental qui ressemblait assez à un champ de bataille.
Un salon magnifique, d’ailleurs, avec des tapis superbes, de grands divans couverts de fourrures et de tissus précieux, une infinité de coussins et d’immenses plantes vertes dont les pots de faïence colorée avaient dû servir de cendriers. Les coussins étaient répandus un peu partout avec des bouteilles vides ; seuls les verres, peut-être précieux, avaient été enlevés et les vitrines renfermant une belle collection d’animaux en pierres dures étaient intactes. Sur le tout régnait un grand portrait de Sarah Bernhardt, aérienne et mystérieuse dans des mousselines ambrées d’où émergeait son visage de chat aux longs yeux verts couronné d’une mousse de cheveux roux.
Avec un soupir, M. Rivaud ignorant la durée de son attente s’assit sur un coin de divan lamé d’or en maudissant cette mode orientale qui n’était vraiment pas faite pour un rhumatisant. Il aurait sûrement toutes les peines du monde à se relever. Heureusement pour lui, il n’eut pas le temps de s’engourdir et put exécuter sans trop de peine cet exercice si périlleux pour sa dignité : le maître de maison faisait son entrée.