Pas vraiment glorieuse cette entrée en dépit d’une robe de chambre à ramages dorés digne d’un calife ! Sous sa frange de cheveux d’un blond ardent, le visage était gris, bouffi, comme cloqué. L’homme puait le chypre et le vin et quand il parla, son visiteur éprouva la puissance d’une haleine à tuer un cheval. Le maquillage de la veille n’avait été ni enlevé ni refait et présentait un bariolage surprenant mais le regard hostile des yeux glauques n’avait rien d’encourageant.
Sans se laisser impressionner par cet extérieur, M. Rivaud bien campé sur sa canne se présenta et exposa calmement le but de sa visite. Lorrain l’écouta avec une visible impatience :
— Si vous me connaissez, monsieur, articula-t-il enfin, vous devez savoir que je ne reviens jamais sur ce que j’ai écrit…
— Vraiment ? Même si vous savez pertinemment que vous avez menti et que les choses ne se sont pas passées comme vous les avez décrites ?
— J’ai menti, moi ? Votre Mrs Carrington n’a pas arrêté le train ? Elle n’est pas descendue à Beaune ?
— Il y a mille raisons pour en venir à un tel geste. Celle que vous avez imaginée n’était pas la bonne.
— Vous en êtes sûr ? Et puis d’abord qu’est-ce que vous en savez ?
— Je connais Mrs Carrington qui, je vous l’ai dit, sera ma nièce sous peu. Or, vous avez gravement porté atteinte à son honneur.
Le journaliste haussa les épaules et entreprit d’astiquer ses bagues avec un mouchoir tiré de son giron :
— Laissez-moi rire ! Les femmes sont toutes les mêmes… elles sentent mauvais !
— Celle-là aussi ? fit M. Rivaud en désignant le portrait du bout de sa canne.
— Celle-là ? roucoula soudain le journaliste. Ce n’est pas une femme. C’est une nymphe, un lis, une déesse, la muse et le souffle même de la poésie. Elle est divine. Les autres ne sont que de la boue. Seul l’homme est beau…
— On sait vos goûts ! Vous êtes sodomite, sadique, démoniaque. Vous prenez plaisir à pervertir. Surtout de jeunes hommes.
— On vous a mal renseigné. Je n’aime pas les éphèbes : ils sentent le poulet ; mais j’aime les hommes, les vrais…
— Ah ! Ils sentent quoi, selon vous ?
— Le pain chaud ! Le bon pain chaud ! Ils en ont la senteur rustique, la chaleur. Ils sont…
— Quel enthousiasme ! Vous me faites regretter d’en avoir retenu deux au seuil de votre porte. Deux vrais hommes, croyez-moi, et fermement décidés à vous casser leur canne sur le dos… ou peut-être vous abîmer un peu la figure. Évidemment, le dommage n’aurait pas été bien grand !
La colère empourpra soudain la figure bariolée de l’écrivain. Ses yeux verdâtres se mirent à luire comme un marais sous un rayon de lune :
— Vous avez eu tort de les empêcher de venir. Ça aurait pu être amusant. Lucien ! appela-t-il, viens un peu, mon petit !
La porte parut soudain trop petite. Une espèce d’ours blond venait de s’y encadrer, à peu près nu à l’exception d’une serviette nouée à la taille mais qui, grâce à un foisonnement de poils, aurait pu à la rigueur se passer de vêtement. De longues moustaches à la gauloise décoraient un visage rouge qui semblait verni. M. Rivaud se souvint alors du goût de Lorrain pour les forts des halles et se surprit à se demander si celui-ci sentait le pain chaud.
— Tu vois ce monsieur ? ricana le journaliste. Il pense avoir droit à ma reconnaissance parce qu’il a empêché deux freluquets de venir jouer de la canne sur mon dos ? Tu devrais lui montrer ce que tu sais faire.
Mais avant que le mastodonte se fût seulement ébranlé, M. Rivaud avait tendu un bras vers Lorrain :
— Je pense, dit-il d’une voix coupante, que nous avons assez ri. À présent vous allez m’obéir !
Glissant sa canne sous son bras, il fit, des deux mains, un geste qui pétrifia le journaliste. Celui-ci pâlit soudain et arrêta l’élan de son garde du corps :
— Retourne dans la chambre, mon Lucien ! Il y a maldonne ! Je te rejoins bientôt !
Une fois seuls, les deux hommes restèrent un instant face à face mais sous le regard devenu soudain incroyablement dur de l’aimable M. Rivaud, le journaliste perdit peu à peu de sa superbe et parut se recroqueviller.
— Vous auriez dû commencer par ça ! grogna-t-il. Vous êtes un maître ?
— Plus que cela.
— Un vénérable ?
— Plus encore. Sachez que j’ai atteint le dix-huitième degré et que j’ai le pouvoir de vous briser si vous ne faites pas ce que je suis venu vous demander courtoisement.
— Que voulez-vous au juste ?
— Rien qu’un petit article. Vous êtes assez habile pour remettre les choses en place sans vous couvrir de ridicule. Mais je le veux vite ! Il me déplairait qu’à cause de vous, Mrs Carrington qui doit séjourner encore quelques semaines chez nous voie se fermer devant elle les portes des salons !
— C’est entendu. Je m’y mets tout de suite.
— Dans ce cas nous oublierons l’un et l’autre ce qui vient de se passer. Serviteur, monsieur !
Le surlendemain, Jean Lorrain signait dans sa rubrique habituelle un article intitulé : « Un nouveau mariage franco-américain », et y annonçait sur le mode le plus aimable le prochain mariage de miss Amity Forbes, de Philadelphie, avec M. Nicolas Rivaud, commandeur de la Légion d’honneur, etc. Il ajoutait que la fiancée et sa nièce, la belle Mrs Carrington, étaient fort prisées, à juste titre, dans la haute société internationale et que la jeune femme, au retour d’un voyage de quelques jours en Hollande avec des amis, avait appris avec joie la prochaine union de sa tante. Enfin, l’auteur offrait ses excuses navrées à « cette grande amie de la France » que certains esprits malavisés avaient cru reconnaître dans l’héroïne d’un écho à la fois récent et burlesque par la faute d’une malencontreuse initiale…
L’article fut d’autant mieux reçu qu’on savait Jean Lorrain incapable de présenter des excuses et, du coup, les spécialistes des cancans se mirent à chercher frénétiquement qui pouvait bien être l’héroïne du Méditerranée-Express. Mais il était temps : escortant sa belle-sœur chez les grands couturiers, Alexandra avait déjà remarqué l’attitude bizarre de deux ou trois dames de connaissance qui s’étaient livrées à toutes sortes de contorsions pour éviter de lui tourner le dos franchement. Le pire était qu’au nombre il y avait une Américaine dont nul n’ignorait qu’elle trompait outrageusement son vieil époux.
Mortifiée au point de se demander s’il ne serait pas plus sage de tomber diplomatiquement malade et de confier à tante Amity, pure de tout péché, la mission d’accompagner Délia à sa place, elle fut d’autant plus sensible à l’invitation que lui envoya son amie Dolly d’Orignac à venir prendre le thé avec elle au polo de Bagatelle, l’endroit peut-être le plus élégant et le plus fermé de Paris pendant la belle saison.
« Ne vous avisez pas de refuser ! ajoutait Dolly. Ce que l’on vous a fait est immonde et vous pouvez compter sur mon mari et moi-même pour mener à vos côtés le bon combat… »
Dévouement méritoire qui toucha profondément la pestiférée mais heureusement inutile. Au matin du jour choisi pour l’invitation, le Tout-Paris cancanier s’arrachait le « papier » de son chroniqueur favori. Et ce fut d’un cœur allégé qu’Alexandra put conduire sa jeune belle-sœur faire ses premiers pas dans la haute société parisienne où sa beauté romantique lui valut un vif succès. Sous l’œil frondeur de Dolly, la table des Américaines vit défiler tout le gratin venu féliciter Alexandra du prochain mariage de sa tante.