Ce fut Délia qui fit les frais de l’humeur douloureuse d’Alexandra. La jeune fille, qui adorait l’équitation, montait tous les matins au Bois en compagnie de tante Amity et de Nicolas qui, en son temps, avait été l’une des gloires de Saumur. Naturellement, elle y retrouvait toujours quelques-uns des jeunes gens qui, depuis son arrivée, bourdonnaient autour d’elle comme un essaim d’abeilles et ce jour-là, entrant dans le salon de sa belle-sœur, elle se jeta sur un canapé après avoir lancé, avec beaucoup d’adresse, son tricorne de velours noir sur une statue de bronze :
— Décidément Paris est la ville du monde la plus agréable et je commence à regretter mes fiançailles…
— Je ne vois pas le rapport ! dit Alexandra sèchement.
— Il est bien clair, pourtant ! Savez-vous que j’ai reçu ce matin ma dix-huitième demande en mariage depuis mon arrivée ?
— Qui était-ce, cette fois ?
— François de Limeuil. Jeune, beau, riche…
— C’est lui qui le dit !
— Ne soyez pas aussi sévère, Alexandra ! Depuis toujours, vous êtes persuadée que les nobles européens n’ont d’autre espoir pour vivre convenablement que de voir une grosse dot américaine leur tomber dans la main ? Celui-là est loin d’être pauvre : il a château, équipages, un hôtel quelque part dans Paris. En outre je le trouve plein d’esprit, très amusant même. Je pourrais être comtesse et…
— En voilà assez !
Rejetant le polissoir d’argent avec quoi elle perfectionnait la beauté de ses ongles, Alexandra se dressa telle une furie devant la jeune fille.
— Je ne veux plus jamais entendre la moindre parole dans ce sens s’écria-t-elle. Sinon, que vous le vouliez ou non, je vous ramène au Havre sur-le-champ et vous embarque dans le premier paquebot venu ! Cette ville est en train de vous rendre folle !
Si elle croyait impressionner Délia, elle se trompait : la jeune fille éclata de rire :
— Eh bien, vrai, je ne pensais pas vous faire un tel effet ? Où est passé votre sens de l’humour, Alexandra ? Comme vous y allez ! Me faire embarquer de force ? Je ne vous savais pas si féroce… d’autant que je suis de taille à me défendre.
— Je ne suis pas féroce mais votre mère n’aurait jamais dû vous permettre de venir me rejoindre. Il y a ici trop de pièges tendus à la naïveté d’une jeune fille.
— Des pièges ? Où en voyez-vous ? Les hommes ne sont pas plus dangereux ici que chez nous ! J’ai toujours beaucoup flirté et Peter le sait mais il sait aussi que, puisque j’ai accepté son anneau de fiançailles, dit-elle soudain sérieuse, en faisant tourner autour de son doigt la grande émeraude qui préludait à l’alliance, c’est parce que j’ai l’intention de l’épouser lui et pas un autre…
Mrs Carrington poussa un soupir de soulagement :
— Vous m’avez fait peur. Heureusement que nous ne sommes plus ici pour longtemps. J’ai vraiment hâte de vous emmener à présent…
— En Italie, songez-y ! s’écria Délia en riant de nouveau. On dit que les hommes y sont encore pires qu’ici ! Au moins, en France, personne ne vient gratter de la mandoline sous nos fenêtres…
La veille du mariage, l’oncle Stanley, fraîchement débarqué de la Touraine, tomba au Ritz comme la foudre, réclamant à la fois un appartement confortable et sa sœur. On lui fournit le premier sur-le-champ et il trouva l’autre dans le jardin intérieur où elle prenait le thé en compagnie d’Alexandra et de Délia.
À la vue de son frère qui fonçait sur leur table comme s’il voulait la prendre d’assaut, la pauvre Amity devint rouge brique et s’étrangla, visiblement terrifiée : est-ce que la scène d’Amalfi allait recommencer ? Elle se rassura un peu néanmoins en constatant qu’aucun officier de police ne voguait dans le sillage de son frère.
Tandis que Délia lui tapait dans le dos, Alexandra fit courageusement face à l’ennemi :
— Oncle Stanley ! Vous ne pouviez pas nous annoncer votre arrivée ?
— Vous ne vouliez tout de même pas que je perde du temps au Havre pour télégraphier ? J’avais tout juste celui d’attraper le train…
— Et… qu’est-ce qui vous amène ?
— Comment ce qui m’amène ? Est-ce que vous ne vous mariez pas demain, Amity ?
D’une voix encore un peu étouffée, l’interpellée réussit à murmurer :
— Si… Stanley. Est-ce que… cela vous… contrarie ?
— Il ferait beau voir ! protesta Mrs Carrington. Il me semble que tante Amity est en âge de faire ce qu’elle veut de sa vie.
— Amity, dites à votre nièce qu’elle réponde seulement lorsque je m’adresserai à elle.
Puis, tirant à lui une chaise de jardin, il s’empara d’un éclair au chocolat qu’il engloutit en deux coups de dents avant de déclarer avec un sourire séraphique :
— Je sais parfaitement que vous êtes une indomptable créature, Amity, mais vous n’auriez tout de même pas voulu marcher à l’autel autrement qu’au bras de votre frère ? Maintenant, si vous voulez bien appeler pour que l’on me serve un double whisky, vous me comblerez de joie. Vous savez très bien que je déteste la tisane britannique !
Le mariage eut lieu à la mairie du VIe arrondissement, lieu de résidence de Nicolas, puis au consulat des États-Unis. Très élégante dans un ensemble de soie gris pâle garni de Chantilly, coiffée d’un chapeau de « paille de soie » d’un dessin hardi garni de plumes d’autruche nuancées de plusieurs tons de gris, Amity était superbe. Depuis plusieurs semaines déjà un grand coiffeur disciplinait sa crinière léonine dont les mèches argentées adoucissaient la teinte flamboyante. Légèrement maquillée elle avait rajeuni de dix ans et son frère, visiblement impressionné, se contenta de lui déclarer :
— J’en connais qui ne me croiront pas quand je leur dirai ce que j’ai vu aujourd’hui. Vous êtes splendide, Amity… mais du diable si vos vieilles amies vous reconnaîtraient !
— Il faudra bien qu’elles s’y fassent, répondit la jeune mariée avec satisfaction et conseillez-leur donc de choisir soigneusement les termes de leurs compliments quand nous viendrons, Nicolas et moi ! Ma langue, elle, est toujours la même…
Le déjeuner eut lieu dans un petit salon du restaurant Laurent, avenue Gabriel, et réunit autour de sa table fleurie et du nouveau couple Mlle Mathilde habillée comme Madame Mère et presque aussi imposante qu’elle, l’oncle Stantley qui avait eu l’honneur de lui offrir son bras au sortir des cérémonies et qui semblait la trouver fort divertissante car tous deux riaient beaucoup, Alexandra et Délia dont on ne pouvait dire laquelle était la plus ravissante, les d’Orignac, le commissaire Langevin, enfin le marquis de Modène et Robert de Montesquiou qui avaient joyeusement accepté d’être les cavaliers des deux jeunes femmes, ce dont Mrs Carrington leur fut très reconnaissante bien qu’elle regrettât l’absence de son ami Antoine Laurens dont elle ignorait ce qu’il avait pu devenir en dépit de plusieurs appels téléphoniques à son domicile rue de Thorigny. Il semblait que l’appartement fût vide.
Le repas fut délicieux. Le fameux poulet Laurent cuisiné avec des champignons, de la crème et du porto y fut accompagné d’écrevisses en gratin, de bouchées champenoises, d’un baron d’agneau jardinière flanqué de pommes de terre Duchesse, de salades Périgueux, d’une compote d’oranges et d’un superbe gâteau de mariage. Le tout arrosé bien sûr des meilleurs crus, M. Rivaud étant un fin connaisseur. Il fut aussi très gai et très chaleureux car chacun des convives avait conscience de le partager avec de véritables amis.